Édouard Manet, ou la naissance de l’impressionnisme
Ce que vous apprendrez…
Que Le Déjeuner sur l’herbe et l’Olympia d’Edouard Manet soulevèrent les plus gros scandales de l’Histoire de l’Art!
Qu’ Edouard Manet, bien que proclamé chef de file des impressionnistes, n’était pas lui-même impressionniste…
Que l’on peut commencer sa carrière en étant vilipendé par le public et la presse, mais être fait chevalier de la Légion d’honneur et érigé en héros des Arts quelques années plus tard…
L’objet du délit
Quand Édouard Manet expose son Déjeuner sur l’herbe au salon des Refusés en 1863, s’attendait-il à un si effroyable scandale? Probablement pas…
Le public est outré, brandit le poing devant la toile, insulte le peintre. Les entendez-vous, les noms d’oiseaux qui fusent de toute part?
– Quelle honte! Il faut vraiment être un pervers pour oser exhiber le corps nu d’une jeune femme a côté d’hommes habillés!
– Et comme elle nous regarde, cette dépravée! On dirait qu’elle nous provoque!
– Cette jeunesse n’a plus aucune valeur! Cet Édouard Manet est un bon à rien!
Si le peintre espère un peu de soutien de la part de la presse, c’est raté! Elle n’est guère plus tendre et on ne trouve pas un journaliste pour défendre cette « abomination ».
Deux ans plus tard, Édouard Manet remet le couvert en présentant son Olympia, cette fois au Salon officiel. Nouvel échec cinglant… Un article signé Amédée Cantaloube dans le Grand Journal résume bien l’opinion générale:
Jamais on n’a vu spectacle pareil et d’un effet plus cynique.
Fichtre! La saillie semble disproportionnée et Manet est abasourdi.
Pourquoi un tel déchaînement de violence? Et, surtout, comment expliquer que quelques décennies plus tard Édouard Manet soit considéré comme l’un des plus grands peintres de tous les temps, père fondateur de l’art « moderne »?
Allez, c’est parti!
Edouard Manet naît le 23 janvier 1832 dans une famille parisienne de la haute bourgeoisie et son éducation laisse peu de place à la fantaisie. Édouard affirme pourtant très tôt son goût prononcé pour l’Art… Mais son père, haut-fonctionnaire au ministère de la Justice, n’envisage même pas que son fils puisse suivre une carrière d’artiste. Avocat, officier, député,… voilà des métiers d’avenir!
Mais son jeune fils n’est pas très doué pour les études… que faire de ce bon à rien, se lamente papa? Édouard lui souffle une idée à l’oreille: il sera marin. C’est bien, ça, marin. Ça permet de voir du pays et avec un peu de chance on termine sa carrière comme officier haut gradé…
Manet saute dans le Havre-et-Guadeloupe, un bateau-école à destination de Rio de Janeiro et vogue la galère. Enthousiaste les premiers jours, il n’a plus du tout l’intention de consacrer sa vie à la mer lorsqu’il est de retour en France, quelques mois plus tard.
Et Manet se pose à peu près la même question que tous les jeunes gens se posent: que vais-je bien pouvoir faire de ma vie?
La réponse est sous ses yeux: durant ses longs mois en mer, il passait son temps à dessiner. Et, avec du recul, il se rend compte que son carnet d’esquisses a vraiment pas mal de gueule. Quand il les montre à ses parents, ils doivent bien se plier à l’évidence: leur fils sera un artiste ou ne sera pas… Un peu à contrecœur, ils le laissent donc rentrer dans l’atelier de Thomas Couture, peintre académique très en vogue à qui l’on doit notamment le célèbre tableau les Romains de la décadence.
Cette saloperie de Salon Officiel, garant d’un art « académique »
Il faut bien comprendre que, dans les années 1840, le monde de l’art est très différent de ce que l’on connaît aujourd’hui. Pas de galeries de peinture pour exposer ses toiles, pas de place à l’innovation ou à l’originalité, rien! Le seul moyen d’espérer devenir un artiste reconnu et donc de gagner plus ou moins bien sa vie réside en un seul mot: le Salon Officiel. Régenté par l’académie des Beaux-Arts, il ouvre ses portes au public une fois par an. Y sont exposées des toiles triées sur le volet par un jury intransigeant. Pour quelques centaines d’œuvres ayant l’immense honneur d’être présentées au public, plusieurs milliers sont rejetées sans aucune forme de procès. Et vous pouvez être sûrs que ce jury, composé de vieux cons aigris, prend son rôle très au sérieux et défend avec âpreté les valeurs d’un art académique, ne s’écartant pas des sentiers battus.
En ce milieu du XIXe siècle, pour être un « bon » artiste, qu’est-ce qu’il faut ? Ne pas aimer la couleur, en premier lieu. La couleur, c’est pas bien. Seuls ces romantiques à la noix (Eugène Delacroix, Théodore Géricault, William Turner…) sont assez crétins pour aller mettre de la couleur dans leurs tableaux ! On raconte que, à son élève qui mettait un peu trop de rouge dans une de ses compositions, son professeur s’exclama : « Gardez-vous de devenir un autre Delacroix! » L’élève en question était un certain Auguste Renoir…
Mais, pour être un bon petit peintre docile et académique, il faut aussi s’interdire de travailler en plein air (les ateliers, y’a que ça de vrai !) et imiter l’art antique (les Anciens avaient tout compris !).
Qu’un œuvre ne respecte pas ces principes fondamentaux, et elle est systématiquement rejetée du Salon officiel…
Et Manet, dans tout ça?
N’imaginons pas Manet comme un révolutionnaire ambitionnant de mettre un coup de pied aux fesses aux Messieurs du Salon Officiel. Du moins au début. Non, il n’est pas spécialement révolté par cette dictature artistique, et essaye tout simplement de faire sa place parmi les grands noms de l’époque, en cultivant son originalité sans oser aller trop loin.
Quel n’est donc pas son bonheur lorsque, en 1861, il apprend qu’une de ses œuvres, le Joueur de guitare espagnol, est acceptée par l’honorable jury et même récompensée d’une médaille!
Deux ans plus tard, il tente de renouer avec le succès en présentant un Déjeuner sur l’herbe aux tons vifs, enjoués et joliment contrastés, bien loin des toiles sombres et bitumineuses qui font alors fureur.
Bien sûr, ne nous leurrons pas, l’artiste cherche à scandaliser. On lui avait alors conseillé de faire un nu. « Il paraît qu’il faut que je fasse un nu. Eh bien, je vais leur en faire un, un nu! » se serait-il exclamé à son ami Antonin Proust alors qu’il regardait des baigneuses sortir de l’eau. Mais les vives réactions du public comme de la critique lui semblent totalement disproportionnées et le dépassent totalement!
Croyant à un malentendu, il soumet deux ans plus tard son Olympia… Stupeur et tremblements! Les réactions sont encore plus violentes que pour le Déjeuner! Ce n’est pas la nudité du modèle qui choque en soi, mais la façon dont Manet la met en scène dans un environnement trop réaliste, renvoyant le spectateur au simple statut de voyeur. Trop c’est trop! Mais pour qui se prend ce jeune présomptueux (Manet a alors 35 ans)?
Toutes les portes se ferment pour Manet
Cette fois, on n’offre plus de seconde chance à l’artiste. Toutes les toiles qu’il présentera par la suite seront systématiquement rejetées, alors même que Manet, comprenant la leçon, assagit son style. Le Fifre en 1866, le Linge et l’artiste en 1876, Nana en 1877… Rien à faire, plus rien ne passe au Salon!
Mais tout n’est pas perdu pour autant… le tollé provoqué par l’Olympia lui assure une notoriété certaine et une réputation sulfureuse. Chapeau haut-de-forme vissé sur la tête, Édouard Manet aime les mondanités et traînent dans les cafés à la mode où se rencontre la crème intellectuelle parisienne. Bientôt, il devient l’idole de tous les artistes rejetés par le Salon officiel qui se pressent autour de lui. On trouve dans la bande Paul Cézanne, Claude Monet, Camille Pissarro, Auguste Renoir… parfois accompagnés d’illustres inconnus du nom de Charles Baudelaire ou d’Emile Zola…
La « bande à Manet », comme on les appelle alors ironiquement, écume les bars de la ville. Édouard Manet est devenu en quelques années, bien malgré lui, le meneur de cette bande d’hurluberlus qui se lamentent à longueur de journée des vicissitudes du système…
Naissance des Impressionnistes
Un beau jour, en 1874, Claude Monet présente un tableau qu’il intitule Impression, soleil levant. Par dérision, un journaliste satirique du Charivari donne au style son nom: l’impressionnisme. Pour lui comme pour l’ensemble des critiques dès l’époque, cette nouvelle vague d’artistes aimant les effets de lumière et les couleurs fraîches peint encore plus mal que Manet…
Et c’est ainsi que « la bande à Manet » devient « les impressionnistes », ça en jette quand même un peu plus!
Que pense Manet de tout ça? Sa position est assez ambiguë. Certes, il semble beaucoup apprécier ses amis impressionnistes et passent un temps interminable en leur compagnie. Néanmoins, rien ne l’énerve plus que d’être associé à ce mouvement artistique… Il refuse même de participer à leurs expositions ! Lui ne se considère pas du tout comme un impressionniste – et toute l’œuvre qu’il produit alors le prouve – mais la Presse continue à le désigner comme le chef de file du courant. Allez comprendre!
Un peu comme ce pauvre Guillotin qui se défendait d’avoir inventé la machine à couper des têtes, plus Manet prend ses distances avec le mouvement impressionniste et plus les journalistes, par taquinerie, vienne le titiller sur sa corde sensible…
– Oh, et puis mince, vous commencez à m’emm*** tous autant que vous êtes! Vous voulez de l’impressionnisme? Vous allez être servi!
Et c’est ainsi qu’à l’été 1874 il fait un séjour avec son ami Claude Monet sur les bords de Seine. L’occasion pour lui de produire un tableau sobrement intitulé Argenteuil qui fera éclater un nouveau scandale!
A l’époque, on se sert d’un coloris bien particulier pour représenter une étendue d’eau, une sorte de vert d’eau traditionnelle. C’est comme ça, un point c’est tout, et malheur à qui déroge à la règle. Déroger à la règle, c’est pourtant ce que fait Manet dans Argenteuil en peignant l’eau du fleuve en arrière-plan… en bleu!
– Tu sais que tu vas avoir des problèmes avec ça? lui demande son ami Monet.
– Qu’est-ce que je risque? Ils en ont déjà tous après moi!
Le tableau est exposé en 1875 au Salon (preuve que les conditions pour être exposées commencent à s’assouplir…) et ne manque pas de s’attirer les foudres du public, une nouvelle fois:
– Non mais franchement, de qui se moque-t-on! De l’eau bleue? Mais où Manet va-t-il chercher tout ça?
– La Seine, bleue? Et pourquoi pas turquoise pendant qu’on y est?
– On n’a qu’à peindre l’herbe en bleu tant qu’on y est! Ah ah ah!
Un nouveau coup dur pour le peintre… Vous l’avez compris, il se fait de nouveau descendre par le public et la critique…
La renaissance du phénix
Pourtant, un changement progressif s’opérera à partir de ce jour. De plus en plus de peintres s’inspirent du style de Manet. La peinture évolue et on trouve de moins en moins de peintres pour se conformer aux canons esthétiques du Salon officiel. Le public est bien obligé de s’habituer aux excentricités de ces artistes en mal de reconnaissance… bientôt, les mêmes journalistes qui avaient incendié Edouard Manet quelques années plus tôt commencent à lui rendre de vibrants hommages:
« Le vrai, c’est que Manet est un croyant et un tenace. Il croit à sa peinture comme Delacroix, comme Millet, comme Courbet croyait à la leur, comme Wagner croit à sa musique et comme Zola croit au naturalisme. »
C’est beau, on en aurait presque la larme à l’œil.
Consécration, maladie et clap de fin
Au Salon de 1881, Manet reçoit une médaille et, la même année, il est fait chevalier de la Légion d’honneur… Manet a 50 ans et il est heureux. Il lui aura fallu plus de 30 ans pour imposer son style et obtenir la consécration dont il rêve depuis qu’il est ce gamin naviguant dans les mers du Sud à bord du Havre-et-Guadeloupe.
Hélas, atteint d’une maladie grave, les jours de Manet sont comptés. Il terminera tranquillement son existence en dépensant toute l’énergie qui lui reste à se consacrer à sa peinture. Il meurt le 30 avril 1883, laissant derrière lui une œuvre de plusieurs centaines de tableaux aujourd’hui exposés dans les plus prestigieux musées du monde entier. C’est sûr, il est parvenu à donner un vrai sens à la devise qu’il s’était attribuée, non sans humour: « Manet et manebit » (« Il reste, et il restera »).
Chapeau l’artiste!
____________________________________
Vous avez aimé cet article ? Alors j'ai besoin de vous ! Vous pouvez soutenir le blog sur Tipeee. Un beau geste, facile à faire, et qui permettra à EtaleTaCulture de garder son indépendance et d'assurer sa survie...
Objectif: 50 donateurs
Récompense: du contenu exclusif et/ou en avant-première
Je vous remercie pour tout le soutien que vous m'apportez depuis maintenant 5 ans, amis lecteurs!
Djinnzz
PS: ça marche aussi en cliquant sur l'image juste en dessous ↓↓↓↓
Superbe article!
Vous arrivez à rendre tout ça passionnant, c’est génial!
Moins de commentaires en ce moment sur le site, c’est dommage (effet vacances?)
J’adore passer des heures à lire les commentaires des lecteurs 🙂
Ce sujet me passionne, j’adore Manet et j’ai d’ailleurs vu une expo de lui il y a quelques années.
Oui, le site est un peu mort en ce moment…
Effet vacances, certainement, c’est tous les ans la même chose en juillet/août !