L’adagio d’Albinoni, ou l’histoire d’une imposture
Petit conseil pour la route: avant de commencer à lire ce qui suit, mettez bien fort vos haut-parleurs et lancez la lecture du morceau tout en bas de cet article (lire en musique, c’est mieux ;))
Vous connaissez sans doute l’adagio d’Albinoni. Ce que vous ignorez sans doute, c’est que cet air célébrissime en sol mineur n’a pas été composé du tout par Albinoni mais par Remo Giazotto, un musicologue du XXe siècle spécialiste du compositeur italien! Les dates ne collent pas du tout, Albinoni étant mort en 1751 alors que l’adagio éponyme fut écrit en 1945… c’est d’ailleurs la raison pour laquelle cette œuvre n’est pas tombée dans le domaine public, contrairement à l’ensemble du répertoire du compositeur vénitien. Mais dans ce cas, comment s’explique cette imposture?
Retour aux sources
Tomaso Albinoni naît le 8 juin 1671 dans une république de Venise au faîte de sa gloire. Son père, un riche fabricant de papier, a en tête pour son fils aîné un destin tout tracé: il lui succédera à la tête de l’entreprise familiale quand le moment sera venu. Pour l’heure, le jeune Tomaso baigne dans l’insouciance et se passionne très tôt pour la musique. Un violon flambant neuf entre les mains, il fait très vite des merveilles! À peine âgé d’une vingtaine d’années, il se révèle déjà en violoniste accompli et se met à composer. Mais se lancer corps et âme dans une carrière de musicien à l’issue incertaine n’est pas chose si facile quand on est censé hériter d’une entreprise familiale bien encombrante! Pour l’heure, pas question de se fâcher avec son père et Tomaso met de côté ses portées musicales pour se consacrer aux arcanes de la fabrication de papier.
Pourtant, rien à faire, on n’échappe pas à son destin aussi facilement! Peu prompt à abandonner définitivement ces doux plaisirs qu’au soir, sous la nuit brune, les Muses lui donnaient alors qu’en liberté il les menait danser aux rayons de la Lune, il ressort son violon à la moindre occasion…
Le Pont du Rialto à l’époque d’Albinoni, par Michele Marieschi (env. 1730)
En 1709, drame familial: son père meurt. Albinoni est maintenant confronté à l’heure du choix: la fabrication de papier ou la musique. C’est à cette dernière qu’il décide de consacrer le restant de ses jours et il cède à ses frères cadets la tâche de gérer l’entreprise familiale. Il a 38 ans. Et le bougre ne fait pas les choses à moitié! Saisi d’une véritable fièvre créatrice, il compose pas moins de 80 opéras qui seront joués (et applaudis!) dans toute l’Italie d’abord, puis dans toute l’Europe! Mais on a beau fouiller dans sa discographie, on ne trouve pas la moinre trace d’un certain « adagio d’Albinoni »…
Albinoni compose pas moins de 80 opéras qui seront joués (et applaudis!) dans toute l’Europe. Mais on a beau fouiller dans sa discographie, on ne trouve pas la moindre trace d’un adagio qui porte son nom…
Devenu très populaire dans le Saint Empire romain germanique, pas moins de 70 partitions originales seront stockées dans la bibliothèque de Dresde où elles reposent pendant près de deux siècles. Seul « petit » problème, la ville se fait bombarder par les Alliés en février 1945. Outre les dizaines de milliers de victimes (entre 25.000 et 300.000 morts selon les sources), les 3900 tonnes de bombes larguées sur la ville réduisent en cendres la fameuse bibliothèque de la ville… et les exemplaires uniques des partitions d’Albinoni par la même occasion!
Mais un musicologue passionné veille au grain. Remo Giazotto, considéré par ses pairs comme le plus grand spécialiste d’Albinoni, se rue vers les cendres de la bibliothèque de Dresde aussitôt que la guerre est finie. Au milieu des gravats, il parvient à retrouver la salle des archives. Peine perdue, hélas! Plus rien n’est récupérable au milieu de la boue, des cendres et des pierres calcinées. Hormis l’odeur entêtante de la mort, Giazotto revient chez lui les mains vides.
Ville de Dresde après le bombardement allié de février 1945
Mais point question d’admettre cet échec! Revenu chez lui, il racontera à qui veut l’entendre qu’à force de fouiller les ruines de la bibliothèque de Dresde, il a retrouvé un trésor inestimable: un fragment d’une partition pour violon écrite par Albinoni en personne! Sur la base de ces quelques notes qu’il aurait retrouvé, il s’empresse de composer un magnifique adagio, l’adagio en sol mineur pour cordes et orgue.
Remo Giazotto, le vrai compositeur de l’adagio d’Albinoni
Preuve de son amour suprême pour le compositeur (ou simple campagne marketing pour faire parler de lui? – je préfère personnellement croire en la première proposition!), il renomme son œuvre en Adagio d’Albinoni. L’air est si envoûtant, la mélodie si parfaite, que le morceau fait le tour du monde, révélant au monde entier un obscur compositeur vénitien dont plus personne ne se rappelait, un certain Tomaso Albinoni. Mission réussie pour Remo Giazotto qui meurt en 1998 dans l’anonymat le plus complet, en ayant toujours refusé de montrer à quiconque le fameux fragment de partition qu’il aurait retrouvé… et pour cause!
Preuve de son amour suprême pour le compositeur, Remo Giazotto renomme son œuvre en Adagio d’Albinoni. L’air est si envoûtant, la mélodie si parfaite, que le morceau fait le tour du monde.
Euh… au fait, c’est quoi, un adagio?
Sonate, concerto, symphonie,… Difficile pour le profane de se retrouver dans les termes alambiqués de la musique classique! Un adagio (provenant de l’italien ad agio, c’est à dire à l’aise) qualifie une œuvre musicale au tempo lent, compris entre 56 et 76 pulsations par minute.
L’adagio d’Albinoni sur Youtube:
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Djinnzz
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Super article. J’en ai profité pour passer un bon moment à écouter l’adagio.
Moment juste éraflé par la lecture de:
« Mais on a beau fouillé dans sa discographie ».
Ce sera super aimable de me virer ce participe passé et de le remplacer par l’infinitif idoine.
Félicitations pour tout le site !
Oui chef, je corrige sur le champ!
😉
Re………
Réactivité remarquable. Il reste que vous vous êtes (follement?) amusé à copier / coller l’extrait dans votre article pour le mettre en valeur (sic).
Je réitère ma demande pour ce doublon gras(vement) ravageur.
Alors là, je suis sur le cul… On nous aurait menti?
Qu’une histoire aussi intéressante se cache derrière un air aussi connu, je trouve cela vraiment incroyable.
Ce Remo Giazotto est vraiment allé au bout de ses convictions, quitte à ne révéler à personne qu’il est le vrai auteur de l’air pour faire connaître son idole.
Mais du coup, on ne connaît Albinoni que pour cet adagio qui n’a en réalité pas été écrit par lui. C’est quand même une mystification qui ne rend pas tout à fait hommage au compositeur je trouve.
Bref, je ne sais pas trop quoi penser de ce comportement « admirable ». Reste l’anecdote dont je me souviendrai longtemps!
En fait il n’a jamais cache qu’il etait le compositeur de cette oeuvre. C’est meme ecrit noir sur blanc sur la premiere preface de cette partition. La seule chose qui fait debat mais qui n’a jamais ete tranche, c’est s’il a vraiment ete inspire par un fragment d’une oeuvre d’Albinoni. Du coup il n’ y a aucune mystification si ce n’est des producteurs qui se sont succede et qui ont oublie de mettre le nom du compositeur.
Merci d’égayer ma soirée (presque) tous les soir! 😎
Par curiosité, vous paassez combien de temp à écrire un billet comme celui là?
ce n’est pas bien long : il suffit de lire un article d’Alain Duault (musicologue réputé) dans le Figaro et d’en faire un résumé.
Notons qu’un inconnu a écrit une oeuvre qi’il a attribuée à Albinoni, et ici un autre inconnu s’attribue une page de culture sans nommer son véritable auteur…
Entre le choix du sujet à traiter, l’écriture, la relecture puis la mise en page, je dirais entre 1h30 et 2h00.
D’autres articles sont beaucoup plus courts à écrire, d’autres beaucoup plus longs…
Heureux que ça vous plaise en tout cas! 😉
Ouah magnifique ! Je ne connaissais pas 😳 c’est dingue quand même certains sont près à aller loin par admiration pour quelqu’un … 😯 merci en tout cas pour votre site qui est toujours super bien fait ! 😉
Le mec a sacrifié sa gloire par amour de son compositeur fétiche… Ca force le respect.
Mais s’il l’avait intitulé l’adagio de Giazotto et qu’il n’avait pas inventé toute cette histoire rocambolesque avec la bibliothèque de Dresde, le morceau serait-il devenu si célèbre?
On n’aura jamais la réponse, bien sûr… Mais ça rejoint l’idée qu’il ne suffit pas de produire une oeuvre artistiquement de qualité pour être diffusé massivement. Il faut surtout un appui médiatique important…
Bon article en tout cas, j’ai passé un bon moment en le lisant!
J’espere que vous avez d autre article de cette trempe sous le coude !
waaaaaaf!
Alors là, c’est rigolo.
Bon, l’histoire, en tant que musicien, m’est connue. Et elle est vraie. En fait, ce serait ce qu’on appelle une basse chiffrée ( une note de basse, surmontée d’un chiffre représentant un accord, et sa position spécifique), les musiciens expérimentés sachant sur cette note basse chiffrée enchaîner une suite d’accords), et en effet, paraîtrait-il, en outre, quelques notes de violon.
Ceci dit, personne n’est dupe: le style de la pièce, sirupeux à souhait, même si bien « tapé » est totalement improbable pour un musicien contemporain de Vivaldi (7 ans plus âgé), et de 14 ans plus vieux que Bach. Cela sonne sans problème comme un des nombreux « faux baroques » dont on raffolait entre les deux guerres (époque où les compositeurs baroques étaient quasi ignorés, quasiment pas joués).
Ceci dit, c’est bien en effet l’essentiel de l’œuvre d’opéra qui a disparu dans l’incendie de Dresde. Mais c’est en réalité inexact de dire qu’il ne reste rien de l’œuvre d’Albinoni: 50 ou 60 concertos, des sonates d’église (le fragment de l’Adagio en question en serait issu, et non d’un des opéras disparus), de multiples cantates, etc. Une œuvre abondante, et bien connue depuis, mais il est vrai, essentiellement instrumentale.
Bon… désolé pour ces précisions de musicien. Là où je rigole de bon cœur, c’est en voyant la tronche de Giazotto sur la photo. En toute bonne foi, je n’en doute pas. Mais bravo au comique qui a fait passer (comme quoi il faut vérifier les sources Wikipédia…) pour la photo du fameux et obscur musicologue Giazotto, le « compositeur de l’Adagio d’Albinoni »…en réalité une photo du grand chef d’orchestre autrichien Herbert von Karajan… Comme quoi, une imposture peut en cacher une autre!
Ah au fait: Karajan a évidemment enregistré l’Adagio d’Albinoni: avec toutes les cordes de son orchestre, les Berliner Philharmoniker. Immense, dégoulinant, kitch à mourir: il a raison! C’est ainsi qu’il faut envisager cette pièce, ce faux par trop célèbre.
Sur le même disque: le tout aussi fameux « Canon » de Pachelbel, qu’on décline aussi à toutes les sauces, dont de multiples et insupportables sonneries de téléphone. Ah oui, au fait: tout aussi PAS de Pachelbel (un grand organiste et compositeur allemand, prédécesseur de Bach) que l’Adagio l’est d’Albinoni!
Mais c’est une autre histoire…
…et , si je peux me permettre: « Albinoni compose pas moins de 80 opéras qui seront joués (et applaudis!) dans toute l’Europe. Mais on a beau fouiller dans sa discographie, on ne trouve pas la moindre trace d’un adagio qui porte son nom… »…
Ben si, justement: si on fouille dans la « discographie » d’Albinoni, on ne trouve…quasi que cela (en tout cas en priorité absolue): un Adagio qui porte son nom… 😉
Une belle histoire d’amour entre un homme et la musique.
Magnifique article! Finalement, ce qu’il y a de plus beau dans l’Adagio d’Albinoni, c’est peut-être le pur amour d’un homme Remo Giazotto pour Albinoni, amour qui l’a conduit à s’imprégner du style d’Albinoni au point de le faire sien… mais ne dit-on pas que le style, c’est l’homme? Étrange et ambigu rapport… sublime.
…bon, ben depuis janvier, c’est toujours Karajan qui trône en guise de Remo Giazotto. La faute à Wikipédia!
Je signalais: « Bon… désolé pour ces précisions de musicien. Là où je rigole de bon cœur, c’est en voyant la tronche de Giazotto sur la photo. En toute bonne foi, je n’en doute pas. Mais bravo au comique qui a fait passer (comme quoi il faut vérifier les sources Wikipédia…) pour la photo du fameux et obscur musicologue Giazotto, le « compositeur de l’Adagio d’Albinoni »…en réalité une photo du grand chef d’orchestre autrichien Herbert von Karajan… Comme quoi, une imposture peut en cacher une autre! »
La vraie tête (photo noir et blanc) du musicologue italien Remo Giazotto qui a… »écrit l’Adagio d’Albinoni » sur le lien suivant (faire dérouler vers le bas):
http://www.onehitwondercenter.com/archive/classical_3.htm
Vous me direz que c’est bien fait pour lui, vu l’histoire du fameux faux adagio… Après tout…,-)
Il aurait dit que ça s’appelle « Fuck my Ass » et que c’est Rihanna qui l’a composé, ça aurait bien marché aussi 😉
Bon. OK. J’me tais…
Si c’est bien un fragment qui inspire il a du d’abord inspirer MOzart adagio en si mineur K 540,datant lui de 1788 soit 37a après la mort dAlbinoni..on entend le thème dans … »Des fleurs pour Algernon »téléfilm scène de cours de piano avec Julien Boissellier et Hélène de Fougerolles si j’ai bonne mémoire et nestropie pas les noms..
Bonsoir,
Remo Giazotto écrit bien que ce qu’il a trouvé dans les vestiges de la Bibliothèque de Dresde, c’est le fragment d’une basse (continue), ce qui n’engage pas à grand chose. En revanche tout semble prouver qu’il connaissait magnifiquement bien la partie centrale du triptyque pour orgue de JS Bach, Prélude, adagio & fugue… Sauts d’octave à la basse… Chant à la main droite…
Mais quand est-ce que Djinnzz nous racontera d’autres arnaques du style ? Je lui en propose quelques unes ici:
1 faux concerto pour violon de Mozart (pourtant enregistré par Menuhin & Fürtwangler,
1 fausse messe du sacre des rois de France (au festival d’Aix en Provence)
+ d’une centaine d’oeuvres pseudos baroques à la BN (le fameux Fonds Casadesus)
En tous cas bravo !
Alain
Votre article m’intéresse, mais je cherche à relire un article des années 60 intitulé « Pourquoi l’adagio d’Albinoni est inécoutable ». Le connaissez-vous? cf mon article sur « Manchester By the sea » (https:// gerardplaine.blogspot.com Rue du Pont-de-l’Arche).
on en apprend tous les jours ! merci la vie ; merci à vous surtout cher DJINNZZ pour ce magnifique article qui a l’air de tout , sauf d’une blague ; donc l’adagio d’Albinoni n’est pas du grand maître italien Tomaso ALBINONI (1671-1751) mais d’un admirateur du 20ème siècle , Remo GIAZOTTO , admirateur fou à lier au point de s’en inspirer à partir de quelques notes retrouvées dans les cendres d’une bibliothèque de Dresde en 1945 et d’écrire l’adagio qu’il attribua à T. ALBINONI ; si ce n’est pas la grande classe ça y ressemble ; y en a qui font le contraire , hélas ! merci
ecouter le bolero de ravel apres ou avant l adagio d albinoni et tenez moi au courantde votre ressenti
Vous trouvez que ces oeuvre ont une mélodie en commun? Vraiment? Car j’étudie l’histoire de la musique et je n’en ai trouvé aucun… Pouvez-vous m’éclairer? Merci
Avec le Boléro de Ravel, il n’y a effectivement pas trop de rapport!!!En revanche, le début du thème de l’Adagio se trouve (hasard?) dans l’Adagio ma non troppo (mesure 9 et suivantes,passage marqué « Arioso dolente » de la Sonate n°31 (op.110) de Beethoven.
je découvre aujourd’hui l’histoire de cette pièce !!!!! Merci beaucoup !
J’ai découvert cet adagio depuis peu et le changement d’accord entre les mesures 47 et 48 m’a glacé le sang tellement il est puissant et expressif.
Effectuant des recherches sur Albinoni, je suis tombé sur votre article.
Giazotto et, ou ses éditeurs ont rappelé Albinoni au monde et sans cette arnaque, la composition magistrale de Giazotto n’aurait probablement pas eu le succès qu’on lui connaît.
Moi je lui pardonne et j’en suis certain, Albinoni aussi.
Merci DJINNZZ et bonne continuation.
Si vous voulez écouter une oeuvre d’Albinoni, voici 1 lien :
https://www.youtube.com/watch?v=LjgndGuy77o
(concerto pour Hautbois en D mineur)
…enfin j’espère qu’il est bien de lui
Non seulement Giazotto était un petit coquin mais celui qui a publié sa photo en était un autre. En effet, Giazotto ne ressemblait absolument pas au monsieur sur la photo, qui n’est autre que le chef autrichien Herbert von Karajan (qui a d’ailleurs enegistré l’Adagio d’Albinoni.
Sauf que j’ai découvert l’adagio en visionnant « la passion de Jeanne d’arc »…de 1927
???!??