Le panoptique de Bentham
Dès les années 1780, le philosophe anglais Jeremy Bentham réfléchit sur le thème de la surveillance et il tente d’ élaborer les plans d’une prison disons… idéale. Un philosophe qui s’improvise architecte, ça peut sembler étrange… mais en fait, pas tant que ça… parce que le vrai but de Bentham c’est de concevoir une prison qui influerait sur le comportement des prisonniers. Son idée, vous allez voir, elle est à la fois complètement tordue et particulièrement en avance sur son époque.
Le principe de la prison de Bentham est assez simple: Imaginez un bâtiment circulaire où sont logés les prisonniers. Au centre de ce bâtiment, une tour de surveillance est installée qui permet aux gardiens de voir l’ensemble des détenus.
Jusque là, rien de bien révolutionnaire…
Mais le coup de génie de Bentham, c’est de faire en sorte que les prisonniers ne puissent à aucun moment voir les gardiens.
Et le fait que les détenus ne puissent pas savoir à quel moment ils sont observés, bah, ce petit détail, ça change tout.
Car la surveillance n’a plus besoin d’être effective pour être efficace: l’invisibilité du gardien lui confère un genre de caractère d’omniscience dans l’esprit des prisonniers. Impossible donc pour eux de commettre le moindre écart de conduite, étant donné que la probabilité qu’ils soient observés à ce moment précis est bien trop grande pour prendre le moindre risque de se retrouver au mitard ou d’avoir une quelconque punition.
Pourtant, malgré tous ses efforts, Jeremy Bentham n’est jamais parvenu, de son vivant du moins, à convaincre les autorités d’un quelconque pays de construire une prison de ce type. C’est seulement après sa mort que quelques prisons verront le jour à travers le monde suivant le modèle de sa pensée.
Mais sa théorie philosophique n’est pas morte pour autant, loin de là. Elle est même approfondie deux siècles plus tard par le philosophe Michel Foucault et elle devient surtout chaque jour de plus en plus tangible. Les caméras de surveillance, les passeports biométriques, les fichages numériques… sont autant d’outils qui nous rapprochent de l’utopie sécuritaire des sociétés modernes. Mais ne vous êtes vous jamais posé la question de savoir s’il y a effectivement quelqu’un placé derrière les écrans de contrôle des caméras de surveillance, dans un supermarché par exemple? On n’en sait rien. En fait, personne n’en sait rien ! Mais dans le doute, et étant donné qu’on n’est pas prêts à subir l’humiliation d’une interpellation par les agents de sécurité, eh bien on se résigne tous à mettre le pot de foie gras dans notre caddie plutôt que dans notre poche… Pourtant, il y a fort à parier que notre vol passerait totalement inaperçu parmi les centaines de clients qui déambulent chaque jour dans les rayons…
C’est ça, la force d’une société panoptique: c’est instiller le sentiment d’être surveillé au plus profond de l’esprit de chacun d’entre nous devient et ce sentiment devient plus efficace qu’une surveillance en bonne et due forme!
Mais il y a même mieux ! Le système panoptique n’a pas besoin de preuves pour fonctionner. Il est totalement inutile de prouver au client du supermarché, pour reprendre cet exemple, que les caméras sont bien branchées. Ce qui compte, c’est que les clients pensent qu’elles soient allumées, qu’elles les surveillent en permanence, que leur lentille électronique scrute leurs moindres gestes. Et les clients auto-régulent leur comportement…
Il y a bien d’autres exemples que les supermarchés : l’organisation des bureaux dans les entreprises modernes (type open-space), les usines dans lesquelles la direction embrasse d’un simple coup d’œil l’ensemble des ouvriers, ou même les puçages GPS des véhicules de société sont autant d’applications pratiques de la prison panoptique dans laquelle nous sommes tous enfermés. Bien malgré nous, Bentham a envahi nos vies. Et il n’est pas prêt de nous laisser tranquilles…
Une version vidéo de cet article est dispo ici : Sommes-nous tous prisonniers du panoptique de Bentham ?
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« C’étaient les locaux des quatre ministères entre lesquels se partageait la totalité de l’appareil gouvrnemental. Le ministère de la Vérité, qui s’occupait des divertissements, de l’information, de l’éducation et des beaux-arts. Le ministère de la Paix, qui s’occupait de la guerre. Le ministère de l’Amour qui veillait au respect de la loi et de l’ordre. Le ministère de l’Abondance, qui était responsable des affaires économiques. Leurs noms, en novlangue, étaient: Miniver, Minipax, Miniamour, Miniplein. »
« Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée? A la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera rigoureusement délimité. Toutes les significations subsidiaires seront supprimées et oubliées »
1984; George Orwell-1950-
Quelle pouissance, ce bouquin! L’extrait que vous mettez parle encore d’un autre problème que celui de l’article: l’éradication de toute rébellion par l’appauvrissement de la langue.
ti1, sa me rapel kekchose lol
aujourd’hui, tout est clair. l’Occident est le géolier et l’Afrique le prisonnier. elle est surveillée de près et ne peut rien oser inventer pour sortir des mains du maître.
qu’est-ce que c’est triste!
Oui, et le réchauffement climatique, c’est pas bien.
(moi aussi, je sais faire des hors-sujets! 😛 )
Sauf que Fabrice n’est pas tant hors sujet… il fait référence selon moi au FMI et à la banque mondiale, qui sont tous deux des organisations contrôlées par l’occident et que l’on peut, en effet, comparer aux geôliers des pays non développés.
Salutation
C’est triste tout ça…
C’est un peu comme pour l’usage que l’on fait d’internet: les autorités ont convaincu le monde entier qu’elles disposent d’un vaste réseau de surveillance… bilan: la population se restreint elle-même (« s’auto-régule » comme vous dites)
Et si le scandale du PRISM n’était qu’un leurre pour faire croire à la planète entière qu’elle est sous surveillance et qu’elle adapte ainsi son comportement? Ce serait un vrai coup de génie…
Excellent article, qui pose un réel problème de fond et une approche différente des systèmes sécuritaires. Difficile d’en tirer une conclusion néanmoins, mais je n’avais jamais pensé à voir les choses sous cet angle.
Je ne connaissais pas Bentham, la théorie est intéressante. Mais j’ai quand même des doutes… On ne peut faire croire aux gens qu’ils sont surveillés qu’en leur donnant des preuves de cette surveillance. Pour re prendre l’exemple du supermarché, si jamais personne ne se fait attraper par les vigiles, les clients finiront bien par comprendre et l’impact des caméras diminuera.
Tout comme pour les prisonniers: au bout de quelques jours, ils testeront le système en faisant de petits écarts de conduite pour tester la fiabilité du système. il ne faudra pas beaucoup de temps pour que l’ensemble de la prison se rende compte de la supercherie!
On touche ici amha l’écart entre la théorie et la pratique.
oui encore faut il être au courant de cette théorie! la plus part des gens ne se posent pas du tout la question et tombe dans le « piège »!
j’en faisais partis y a 5min…
Exactement. C’est la force de nos sociétés modernes de faire croire en leur toute puissance. Pourtant, si on réfléchit bien, jamais un pouvoir étatique n’a été aussi faible qu’aujourd’hui, et ce pour plusieurs raisons:
– une population beaucoup plus nombreuse (et un ratio forces de l’ordre/peuple qui n’a jamais été aussi bas dans toute l’histoire de l’humanité). En 1789, il y avait seulement 26 millions d’habitants et bien plus de policiers ou militaires qu’aujourd’hui…
– une population qui peut s’organiser en quelques minutes: réseaux sociaux, effet viral des publications,… On a qu’à voir l’impact des simples « apéros » organisés sur Facebook qui réunissaient parfois de manière spontanée des milliers de personnes. Un outil pareil mis entre des mains révolutionnaires, quelle puissance!
– un Etat « démocratique » qui hésitera à deux fois avant de tirer dans fla foule (ce que Napoléon n’a pas hésité quant à lui alors qu’il n’était pas encore rentré dans l’Histoire pour mater la révolte aux Tuileries)
Bref, la population est paradoxalement plus forte que jamais dans l’Histoire de l’Humanité mais n’a pourtant jamais été aussi soumise.
La raison peut être trouvée entre autre dans la théorie de Bentham, c’est vrai. Car le peuple n’a pas conscience de son pouvoir et reste persuadé de la toute-puissance étatique. Au grand bénéfice de tous, d’ailleurs, car les nations tomberaient vite dans le chaos dans le cas inverse.
Tout ces rapports de force sont très complexes, mais c’est un sujet ô combien passionnant…
Oui! J’aime beaucoup votre raisonnement!
@histomanie
excellent raisonnement.
albert einstein a dit: « deux choses sont infinies. l’univers et la connerie humaine! ….. mais j’ai des doutes sur la première ….. »
en fait ta reflexion correspond à http://netsoutien.com/gallery/alien/ et (pour âtre plus sérieux) http://netsoutien.com/gallery/angoisse/
La peur du gendarme, qui est le ciment le plus fort de toute société, est donc une peur irrationnelle…
On n’en est plus à un paradoxe près, me direz-vous!
Avec ce raisonnement, si le peuple devenait rationnel, se serait la fin de toute démocratie. Donc laissons le peuple dans l’ignorance…
Merci, ce court article m’a ouvert les yeux sur pas mal de choses, il faut maintenant que ça mûrisse dans mon esprit!
Super article !
Pour reprendre l’exemple du supermarché et pour élargir un peu, le fait de voler ou non ne peut à mon avis se réduire à la simple présence ou non de caméras ou de dispositifs de surveillance. Il y a débattre sur les motivations de la moralité de chacun.
Est elle une convention sociale soumise aux regards/jugements (« le risque de l’humiliation ») des autres ou bien une pure idée morale ? Autrement dit, si j’étais invisible dans ce supermarché, détaché de toute cette surveillance sociale et électronique, volerai je forcement ce pot de foie gras ? L’épisode de l’Anneau de Gygès raconté par Platon, nous permet d’y réfléchir.
je ne pense pas qu’il y avait plus de vole avant les caméras de surveillance… mais avant les supermarchés faisaient confiance à la bonne conduite naturel des gens, maintenant il leur fond peur pour a peu près le même résultat je pense.
(mon avis est peu être complètement faux!)
après il faut dire qu’avec la télé la bonne conduite est moins naturelle.
Je crois que la peur est très efficace. la peur transforme les hommes, paralyse la plupart d’entre nous La peur est un thème qui m’inspire. La peur d’être vu, la peur d’être observé ou entendu est aussi forte que le fait de se savoir regardé.
Grand-Langue
@ Djinnzz
Je ne vous lis plus depuis quelques temps.
Êtes vous, vous ausi prisonnier du paoptique ?
Vos articles me manquent beaucoup !
Amitiés, Eurosix
Le début de l’ article m’a fait peur, j’ai cru que vous trouviez bien ce système de flicage inhumain. La suite de l’article m’a rassuré…
Sur le même thème, on peut élargir la réflexion en songeant à la célèbre maxime « mais qui surveille les gardiens? »
Une réflexion qu’a fait sienne l’auteur du roman graphique d’anticipation Watchmen.
Le principe des dérives d’un système « trop » sécuritaire est également exposée dans le comics tellement intelligent V pour Vendetta. Un véritable pamphlet et une véritable arme politique qu’a brandie plus tard les célèbres Anonymous ou le collectif des 99% (le fameux masque que tout le monde portait il y a 2 ou 3 ans dans les manifestations)
Dommage que ce mouvement si prometteur se soit essoufflé d’ailleurs…
Intéressant de savoir que le début de la réflexion sur ce thème remonte au XVIIIe siècle!
Un article et une théorie très intéressant.
Nous sommes tous conditionnés sans même le savoir et régulons notre comportement selon des règles préétablies.
C’est bien d’en avoir conscience, même si c’est la base de toute société (sinon on devient un marginal)