[Monuments de Paris] Sous les reliques, le prestige et la puissance
[Réponse en fin d’article !]
Née d’une couronne
Pour bien me comprendre, il convient de connaître mes origines lointaines…
Vè siècle : transfert de Jérusalem à Constantinople de nombreuses reliques censées venir du Christ et de la Vierge.
1204 : au cours de la quatrième Croisade, les Croisés s’emparent de Constantinople et des reliques. Les nouveaux « empereurs » de l’éphémère Empire latin d’Orient alors mis en place vont négocier ces reliques avec les monarques de certains pays dont le Saint Empire Romain Germanique et la France.
Ainsi, Aix-la-Chapelle, capitale du Saint Empire Romain Germanique depuis Charlemagne, pourra-t-elle se prévaloir de quatre grandes reliques: une robe de la Vierge, des langes de l’enfant Jésus, du tissu ayant ceint les reins du Christ lors de la crucifixion et du tissu ayant enveloppé la tête de Saint Jean-Baptiste…
(excusez-moi du peu !)
1238: ces quatre reliques sont transférées dans une châsse (coffre où sont conservées les reliques d’un saint) de la Vierge. Cet événement, doublé d’un nouveau pèlerinage, focalise l’attention du monde chrétien sur le Saint-Empire, attention que déjà les reliques de Charlemagne attiraient.
Il est temps pour la France de redresser la barre. Paris avait besoin d’un symbole fort pour rivaliser avec le Saint-Empire. La course aux reliques commence!
Or, la même année, l’empereur Baudouin II de Constantinople met en gage la Couronne d’épines du Christ auprès d’un marchand vénitien pour financer les dépenses de son empire. Louis IX, le futur Saint-Louis, (1214-1270) va s’en porter acquéreur.
La possession de ces « Saintes Reliques » désigne ainsi le roi de France comme le chef de la chrétienté occidentale et vient contrebalancer l’image et la puissance du Saint-Empire. Il faut bien reconnaître qu’il est plus valorisant de vénérer la couronne d’épines que les langes du petit Jésus!
Pour abriter dignement cette relique prestigieuse ainsi que d’autres ultérieures et permettre leur vénération, le roi décide de construire un édifice qui leur est entièrement dédié. Cet édifice, ce fut moi! Je fus consacrée en 1248.
Les reliques: une remarquable opération de communication de la royauté
Ces reliques que j’allais bientôt abriter, laissez-moi donc vous les présenter…
Elles arrivèrent en France en trois voyages différents:
– La première et la principale fut bien entendu la Couronne d’épines acquise pour 135.000 livres, soit plus de la moitié du revenu annuel du domaine royal. C’est dire l’importance que le roi accordait à une telle possession, tant sans doute sur le plan de sa foi que de son pouvoir politique.
Ainsi, le 10 août 1239, le roi, entouré de sa cour, accueillit la « Sainte Couronne » d’épines à Villeneuve l’Archevêque, village situé près de Sens à la limite du domaine royal. La légende dit que la Couronne dans sa châsse fut amenée le lendemain dans la cathédrale de Sens au cours d’une procession où le roi et son frère Robert d’Artois la portèrent, en chemise et pieds nus.
Elle fut ensuite transférée à Paris où elle arriva le 18 août, puis déposée en grande pompe le lendemain en la chapelle Saint Nicolas du Palais de la Cité, église dont j’ai ensuite pris la place.
– Deux ans plus tard, c’est la deuxième fournée, si j’ose dire. Un large morceau de la Croix du Christ et sept autres reliques de sa Passion (Saint Sang, pierre du Saint Sépulcre…), mais aussi le bâton de Moïse (!) sont reçus à Paris.
– Enfin, l’année suivante, des morceaux de la « Sainte Lance » et de la « Sainte Eponge » (qui aurait étanché la soif du Christ en croix) viennent s’ajouter à cet ensemble.
Les reliques les plus importantes sont regroupées dans la Grande Châsse, vrai coffre fort d’orfèvrerie de 2,70 m de large avec vantaux intérieurs et extérieurs nécessitant 10 clés pour être ouverts, clés que seul le roi porte en permanence sur lui.
Outre la Couronne d’épines et un morceau de la vraie Croix, les autres objets qui y sont placés constituent un véritable inventaire à la Prévert: du sang du Christ, du bois et des morceaux de fer de la lance, des parties du manteau de pourpre, du roseau, de l’éponge, du Saint Suaire, du linge du lavement des pieds, un morceau de la pierre du Saint-Sépulcre, du lait et des cheveux de la vierge… et même, donc, le fameux « bâton de Moïse ». C’est dire le mélange de foi, de crédulité et de superstition qui préside à de telles manifestations de piété!
Je dois ajouter qu’en mai 1306, après la canonisation de mon roi par le Pape en 1292, une autre relique viendra compléter cet ensemble: le crâne de « Saint-Louis » retiré de sa châsse de la basilique de Saint-Denis (à l’exception de sa mâchoire inférieure!). Symboliquement, je serai considérée alors comme le « chef » (la tête) du royaume.
Au fil des siècles cependant, les reliques vont subir des vols et des prélèvements par les rois pour les offrir à d’autres souverains, à des évêques ou des communautés religieuses (en particulier des morceaux de la vraie croix). Les ornements et pierreries des reliquaires vont être retirés pour payer des dettes…
Au XVIIIème siècle, les philosophes commenceront à mettre en doute leur authenticité, ce qui contribuera à faire baisser leur prestige et leur vénération.
A la Révolution, la grande châsse et les reliquaires seront fondus pour en récupérer les métaux précieux. Les reliques elles-mêmes seront transportées à Saint-Denis, mais nombre d’entre elles vont disparaître à cette occasion. Cependant, après plusieurs pérégrinations, la couronne d’épines sera finalement confiée au Trésor de Notre Dame de Paris où elle se trouve encore.
Parlons de moi maintenant
Je suis une église de style gothique « rayonnant » : grande hauteur du bâtiment, vastes fenêtres réduisant l’importance des murs grâce à l’utilisation d’une armature de fer (pierre armée), piliers intérieurs identiques…
Je suis d’apparence fragile et je représente une « victoire » du verre sur la pierre. J’ai été conçue comme une vaste « châsse » presque entièrement vitrée. Les spécialistes aiment à vanter ma légèreté, ma grande élégance et la hardiesse de ma construction. Ils admirent mes vitraux flamboyants, l’harmonie de mes couleurs et ma décoration architecturale et sculpturale polychrome. En résumé, je présente la délicatesse d’une pièce d’orfèvrerie.
Ouf ! Rien que ça. Ma modestie en a pris un coup! Mais ça fait tellement de bien de s’entendre complimenter…
Mon plan est d’une grande simplicité, ne comportant ni transept, ni collatéraux, ni déambulatoire. Quant à mes dimensions, elles sont plutôt modestes, plus proches de celles d’une église classique que d’une cathédrale. Jugez plutôt: 36 m de long, 17 m de large, 75,75 m de haut dont 33,25 m pour ma flèche seule.
Je comprends deux étages desservis par un seul porche. Ma chapelle haute, dédiée à la Sainte-Croix, était réservée à la famille royale et aux grands officiers. Aussi se trouvait-elle reliée avec les appartements royaux via une galerie. Ma chapelle basse, dédiée à la Vierge, était ouverte aux serviteurs et gens du Palais. Sa nef n’a que 7 mètres de haut et son sol est dallé de pierres tombales. Ces deux chapelles communiquent par deux escaliers à vis.
Oserai-je dire que ma chapelle haute fut baptisée « le Paradis » lors de ma construction et qu’elle m’a fait jouir d’un prestige exceptionnel? Justement, parlons-en un peu… Elle mesure 20,5 m de haut et se présente comme un écrin de verre, une immense verrière multicolore illuminée par la lumière du jour avec ses 15 fenêtres de 15 mètres de hauteur pratiquement sans murs. Ces vitraux à dominantes rouges et bleues ne présentent pas moins de 1113 scènes narratives de l’Ancien et du Nouveau Testament (de la création à l’Apocalypse avec la rosace occidentale). Ils mettent également en avant les prophètes et Jean-Baptiste ainsi que mon roi Louis IX jusqu’à l’arrivée des reliques à Paris. C’est ainsi qu’on le voit recevoir une épée du Christ et porter l’Arche d’Alliance, symboles de sa prééminence sur les autres monarques de son époque. On soupçonne sa mère Blanche de Castille d’être l’inspiratrice de ces scènes paraphrasant la Bible au service de l’idéologie royale… Des artisans de la Cathédrale de Chartres ont participé, dit-on, à la construction de mes vitraux… hélas, je suis trop âgée pour m’en rappeler avec certitude…
Un mot sur mes piliers qui sont flanqués des statues polychromes des 12 apôtres, symboles des colonnes sur lesquelles repose l’Eglise. Mais il s’agit maintenant de copies, peu d’originaux ayant survécu ou étant partis au Musée de Cluny.
En moi se rassemblent ainsi tous les arts du XIIIème siècle: architecture, sculpture, peinture, art du vitrail, orfèvrerie, enluminures et même musique (chant des chanoines, œuvres de Charpentier…).
Quelques étapes de mon histoire personnelle
Chapelle palatine (c’est à dire à l’usage du souverain), je fus élevée au centre de la cour du palais des rois de l’époque (Palais de la Cité dont je constitue, avec la Conciergerie, l’un des vestiges). Je symbolise ainsi le lien « sacré » entre les reliques et la Couronne royale. Ce sera d’ailleurs sur ces reliques que prêteront serment seigneurs et vassaux en cas de procédures.
Ma construction ne dura que 7 ans. Je remplaçai la chapelle Saint-Nicolas qui avait abrité dans un premier temps les saintes reliques et qui fut alors détruite. Mon coût total fut de 40.000 livres, soit moins du tiers de celui de la couronne d’épines! Quant à mon architecte, il n’a jamais été formellement identifié…
J’étais alors visible de tous côtés, dépassant en hauteur tous les bâtiments qui m’entouraient. Mais la reconstruction en 1776 du Palais de Justice, après incendie, masqua ma façade nord.
En 1630, un incendie détruisit ma flèche qui fut reconstruite 30 ans plus tard. Elle sera ma quatrième flèche depuis ma naissance.
A la Révolution je fus fermée au culte. J’accueillis d’abord un club politique, puis devins un temps magasin de farine (!). Tous les emblèmes monarchiques devant disparaître, ma flèche qui en comportait beaucoup fut purement et simplement détruite. Les statues des apôtres de la chapelle haute furent retirées et dispersées. Les reliques, elles, furent en partie sauvées, comme je vous l’ai dit précédemment.
En 1797, ma chapelle haute devint le dépôt des archives du Palais de Justice, ce qui entraîna la destruction de mes vitraux sur 2 mètres de hauteur…
Un mot maintenant sur ma restauration complète de 1837-1863:
Je fus remise à neuf sous la direction de Félix Duban et Jean-Baptiste Lassus. En piteux état après la Révolution, je connus un dédoublement de personnalité et dus me résoudre le plus souvent à privilégier la reconstruction à la réfection de mes parties anciennes. Je retrouvai pratiquement mon état primitif, mais devins du même coup, pour l’essentiel, un monument du XIXème siècle reflétant seulement l’image que mes restaurateurs pouvaient avoir de mes jeunes années au XIIIème.
Ma nouvelle flèche (la cinquième, donc !), dessinée par Lassus, imite le style gothique flamboyant du XVème siècle, faute d’éléments sur ma toute première flèche du XIIIème siècle pour la reconstituer. Son érection en 1853 demandera de rouvrir le toit pourtant refait treize ans plus tôt… Grrrr…
Plus dur encore, n’ayant plus de reliques à abriter, je perdis ma toute première et séculaire raison d’exister. De même sans maître-autel, mon caractère d’église disparut. Ce seront désormais ma seule beauté et mon histoire qui justifieront mon existence pour le plaisir du million de touristes qui viennent maintenant me rendre visite chaque année.
Toutefois, certaines cérémonies religieuses ont encore lieu périodiquement: messe du souvenir à la Toussaint, messe de St Yves le 19 mai, l’un des saints patrons des juristes. Le 21 mars 2014, à l’occasion de l’année Saint-Louis, le cardinal archevêque de Paris m’a apporté en procession la couronne d’épines depuis Notre Dame. Imaginez mon plaisir et mon émoi de la retrouver, même pour un instant, 220 ans après notre séparation!
Je fus classée « Monument Historique » en 1862 en tant qu’édifice emblématique du style gothique rayonnant et au patrimoine mondial de l’UNESCO en 1991.
Plusieurs campagnes de restauration ont été menées entre 2008 et 2015 sur mes maçonneries et sept de mes verrières, y compris la rose du XVème siècle, pour redonner lumière et clarté originelle à ma chapelle haute.
Et voilà l’histoire de votre servante la SAINTE-CHAPELLE.
Notez bien qu’il est impossible de décrire ici toute ma richesse qu’il vaut mieux aller voir sur place. Avis aux Parisiens… ou aux voyageurs!
Pour approfondir…
Le site officiel de la Sainte-Chapelle: http://www.sainte-chapelle.fr/
Un article très sérieux qui lui est consacrée, avec plein de photos en prime : La Sainte-Chapelle
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Un des textes les plus complets et les plus intéressants sur la Sainte Chapelle que j’ai jamais lu !
Bravo pour tout ce travail que vous fournissez, c’est grâce à des gens comme vous qu’internet a vraiment du sens.
+1 Sir, bien d’accord avec vous !
Vous avez écrit que le style de la chapelle était du gothique « rayonnant ».
Ne vouliez-vous pas dire « flamboyant »? Ou y a-t-il une différence ?
merci
Bonjour, merci pour la remarque. On identifie plusieurs étapes du gothique : classique, rayonnant, flamboyant.
Le rayonnant, entre la mi-13ème et mi-14ème siècle voit la hauteur des églises s’accroître, les fenêtres s’agrandir avec des vitraux plus vastes et lumineux grâce à l’utilisation de la pierre armée (cf. Ste Chapelle). Cela permet notamment des « remplages » de baies (armatures des ouvertures par remplissage) très fins.
Le flamboyant garde la même structure fondamentale que le rayonnant, mais s’en distingue surtout au niveau des décors : les ornements deviennent plus riches, voire exubérants. De la pierre armée, l’on passe à la pierre taillée (remplages des baies) avec des motifs en forme de « flammes ». C’est plus un style à partir du milieu du 14ème siècle qu’une réelle période, une variante du rayonnant. Mais c’est vrai que l’on a tendance à ne parler que du flamboyant oubliant son « ancêtre » !
Je confirme, je garde de la Sainte-Chapelle un de mes plus beaux souvenirs de ma visite de Paris, l’été dernier.
Dans le même genre d’émotion, j’ai éprouvé à peu près la même chose quand je suis entré dans la Sagrada Familia.
Ce sont pour moi les deux plus beaux bâtiments du monde (pour la Sagrada Famila, on peut trouver l’extérieur pas à son goût, mais l’intérieur est une pure merveille)
Bravo Spritz pour ce superbe article !
Même si j’avais trouvé la devinette dès les premières lignes ! mdr
Merci pour l’article.Comme signalé plus haut,l’internet n’a de sens que pour de tels travaux dont vous vous êtes engagé pour se faire briller en société. Rien a vous dire là dessus, et en tant qu’étranger j’espère un jour INCHALLAH je serai parmi les millions de gens qui lui rendent visite chaque années.