Petite histoire des bouquinistes…
Vous promenant le long de la Seine, vous avez certainement rencontré ces grandes boîtes vertes fixées au parapet des quais, fermées ou bien ouvertes, exposant alors leurs livres et revues aux regards des passants et des chineurs qui peuvent venir chercher là un ouvrage ancien ou un souvenir de Paris.
Prenons un guide plutôt qu’un GPS et faisons ensemble un tour géographique et historique de cette étrange profession…
Pour notre promenade, prenons rendez-vous Rive Gauche, à l’angle du Pont Royal et du quai Voltaire, le point extrême ouest de la présence de ces boîtes bizarres, pour une présentation générale, puis remontons le quai Malaquais et le quai de Conti jusqu’au Pont-Neuf…
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Présentation générale
Ce sont 900 caisses qui sont ainsi installées sur les parapets des quais hauts des deux rives de la Seine enserrant les deux îles, la Cité et Saint-Louis :
– Rive droite: du Pont Marie au Pont des Arts (du quai de l’Hôtel de Ville au quai du Louvre), soit sur près de 1,5 km
– Rive Gauche: du Pont Sully au Pont Royal (du quai de la Tournelle au quai Voltaire), soit sur près de 2,0 km
Les quelque 220 bouquinistes qui les gèrent sont en principe des vendeurs de livres indépendants qui proposent aux promeneurs environ 400.000 ouvrages différents: revues et livres anciens ou d’occasion, ainsi que de très nombreuses estampes, des timbres, cartes postales de collection… mais aussi fréquemment des documents ou objets sans grand intérêt comme des tableaux, bijoux, colifichets et souvenirs divers.
Au fait, pourquoi cette appellation de bouquinistes ?
L’édition de 1762 du Dictionnaire de l’Académie française mentionne le mot « bouquiniste » pour désigner « celui qui vend ou achète de vieux livres, des bouquins ».
L’origine et l’étymologie du terme « bouquin » ne sont elles-même pas très claires, mais ce mot vint très vite à désigner un livre d’occasion, sans intérêt majeur. Peut-on imaginer un lien avec le mot anglais « book », lui-même proche de l’allemand « Buch »? Cela ne semble pas le cas.
Une autre explication est parfois fournie: autrefois, un livre ancien fait avec une reliure pleine, par exemple en veau, et qui était resté des années sans utilisation dans une bibliothèque humide et mal aérée, finissait par moisir dégageant une odeur forte rappelant l’odeur d’un bouc, dénommé aussi bouquin. Par simplification l’on aurait donné le nom de bouquin à un vieux livre porteur de cette odeur, puis plus généralement à tout vieux livre dont on fait peu de cas…
En poursuivant notre promenade vers le Pont-Neuf, interrogeons-nous sur les origines de ce métier.
Remontons au XVIe siècle
Les bouquinistes perpétuent à leur façon la tradition des petits marchands colporteurs de journaux, « bouquins » et almanachs (calendriers et brochures contenant des renseignements divers: recettes de cuisine, trucs et astuces…) du XVIème siècle.
À cette époque, le développement de l’imprimerie a boosté le commerce des livres, tant au niveau de la corporation des libraires officiels que des petits marchands ambulants et autres colporteurs. Ces derniers étalaient leur culture (hum !) sous la forme de livres posés sur des tréteaux ou par terre sur des toiles ou encore déambulaient en portant sur leur poitrine une boîte en bois ou en osier maintenue par une courroie de cuir autour du cou. De véritables petites librairies portatives qui représentaient une réelle concurrence pour les libraires à demeure et échappaient à la censure active à cette époque.
Ces colporteurs subirent alors la vindicte de l’Église et les tracasseries administratives avec multiplication des édits, arrêts et sentences à leur égard. Un arrêt royal en 1577 notamment les assimilait aux larrons et receleurs. Les bouquinistes se sont toujours vu attribuer un petit côté sulfureux, voire anarchistes.
Nous voici arrivés à l’angle du quai des Grands Augustins et du Pont-Neuf. Arrêtons-nous provisoirement sur ce pont, haut lieu de la vie parisienne de l’époque, car il a bien des histoires à nous conter.
Un peu d’histoire…
Dès son inauguration en 1605, le Pont-Neuf a attiré les marchands et les chalands. Il restera pendant deux siècles et demi, et malgré de nombreux aléas, l’emplacement privilégié de ces « marchands de livres » et donc un lieu d’affrontements avec la corporation des libraires et les pouvoirs royaux.
En 1649, un règlement interdit ces boutiques ambulantes et l’étalage de livres sur le pont, au motif d’avilissement de la profession des « vrais » libraires. Il est vrai que c’est sur ce Pont-Neuf que l’on vendait le plus de pamphlets politiques et religieux et gazettes à scandales et notamment les fameuses mazarinades.
Les colporteurs ainsi chassés devront obtenir un agrément pour retrouver leur activité. Ils pourront dès lors exhiber un emblème: un lézard regardant une épée. Explication: le bouquiniste qui travaille dehors est, comme le lézard, toujours à la recherche d’un emplacement au soleil. Les libraires de la corporation ayant le privilège de porter l’épée, les bouquinistes montraient ainsi leur désir de rejoindre cette « noble » profession.
Au tout début du XVIIIème siècle, les bouquinistes voient leur commerce repartir sur le Pont-Neuf, mais aussi sur les quais et les rues autour du Pont Saint-Michel. Mais dès 1721, un arrêt de Louis XV interdit tout commerce de livres neufs et d’occasion sur les voies publiques. Les récalcitrants connaîtront même la prison…
Sous Louis XVI, une certaine tolérance permit aux bouquinistes de revenir sur le Pont-Neuf et ses alentours.
Pendant la Révolution et de façon apparemment paradoxale, les bouquinistes prospèrent. En effet, si la production de livres neufs marque une forte baisse (seuls étaient imprimés les journaux et brochures révolutionnaires ainsi que des chants patriotiques) par contre, les réquisitions et pillages des bibliothèques des nobles et du clergé viendront remplir les étalages de livres de qualité, parfois rarissimes, ce qui va contribuer à jeter un soupçon sur la probité des commerces des bouquinistes
Après cet arrêt sur ce pont exceptionnel, reprenons notre route vers le quai Saint-Michel, non sans admirer au passage le Palais de Justice et la flèche de la Sainte-Chapelle.
Nous suivons ainsi la nouvelle voie qui s’ouvre aux marchants, toujours ambulants, sous l’Empire.
En effet, grâce à l’embellissement des quais, ceux-ci voient leur activité s’étendre sur 1,2 km du Quai Voltaire au Pont Saint-Michel. Hourra! Les bouquinistes sont alors reconnus officiellement au même titre que les commerçants publics de la ville de Paris. Mais des limites sont ensuite apportées par ordonnance à cette activité: interdiction de vendre des documents contraire aux lois ou au bonnes mœurs, puis interdiction d’acheter à des enfants ou des domestiques sans autorisation de leur parents ou maîtres. En outre les bouquinistes doivent rendre compte de leurs frais et de leurs fournisseurs. Simplifiée, cette ordonnance est encore valable de nos jours.
La sédentarisation et la concession
Une évolution importante a lieu en 1859 sous Napoléon III. D’une part les marchants ambulants disparaissent avec la réfection des chaussées et trottoirs et d’autre part les bouquinistes peuvent se sédentariser sur des concessions ouvertes par la ville essentiellement sur la rive gauche.
On compte alors 68 bouquinistes concessionnaires dont 55 sur la rive gauche, 11 sur la rive droite et 2 dans la Cité. En 1993, ils sont presque 4 fois plus!
Chacun a droit à une longueur de 10 mètres de parapet pour s’établir, en y plaçant des petites boîtes carrées amovibles et moyennant le paiement d’un « droit annuel de tolérance » (supprimé en 1913) et d’une patente (supprimée également plus tardivement). Par ailleurs la durée d’ouverture des « boîtes » est limitée entre le lever et le coucher du soleil, celles-ci devant être placées ensuite dans des remises.
Mais ce n’est qu’en 1891 que les boîtes furent fixées au parapet sans plus avoir à être déplacées quotidiennement. Ceci permit d’augmenter leur gabarit.
La forte création littéraire de cette seconde moitié du XIXème siècle, avec de nombreux écrivains de renom, favorisera le développement de ces bouquinistes concessionnaires. On comptera 156 bouquinistes en 1892 et 200 en 1900. C’est en 1930 que les dimensions actuelles des boîtes seront déterminées pour donner une uniformité aux étalages. La vente exclusive de livres fut alors exigée et les bouquinistes ne pourront plus disposer simultanément d’une boutique…
Nous avons eu le temps pendant ce rappel historique d’admirer au passage Notre-Dame et d’atteindre le Pont de la Tournelle, point extrême Est de la présence des bouquinistes. Bifurquant vers l’Ile Saint-Louis, nous la traversons puis empruntons le Pont Marie et tournons sur la gauche pour marcher jusqu’à l’Hôtel de Ville. Belle occasion pour nous interroger sur les règles régissant les bouquinistes!
En effet, saviez-vous que les bouquinistes dépendent de la Mairie de Paris qui leur donne une autorisation personnelle, annuelle et révocable? Ils ont un statut particulier et ne payent pas de taxes ni de loyer, mais peuvent être renvoyés facilement et doivent par ailleurs respecter une réglementation stricte.
La réglementation
Elle relève du régime des permis de stationnement. Elle comporte 13 articles établis notamment sur la base d’arrêtés municipaux pris entre 1993 et 2010.
Concernant les emplacements et les boîtes, elle est déterminée par un arrêté municipal du 1er octobre 1993 en son article 9 qui stipule par exemple que les boîtes doivent être agréées par l’administration et qu’elles doivent être toutes de la même couleur dite « vert wagon », par référence à la couleur des wagons du premier métropolitain et similaire à celle des fontaines Wallace et des colonnes Maurice.
Fermées, elles doivent avoir des dimensions standard précises… c’est le moment de sortir vos mètres pour vérifier!
Il est également précisé que les emplacements doivent être ouverts au moins 4 jours par semaine.
Concernant les produits proposés à la vente, l’article 10 précise que les objets divers (autres que livres, revues…) ne doivent pas dépasser en importance un caisson sur les quatre autorisés: quatre boites de 2 mètres chacune espacées de 20 cm, soit au total 8,6 m.
À propos de ce dernier point, la Mairie de Paris a dû recadrer à plusieurs reprises certains bouquinistes qui se sont spécialisés dans la vente de souvenirs et gadgets en tout genre pour répondre à l’internationalisation du tourisme et proposent également parfois des revues pornographiques. La Mairie estime alors qu’ils ne peuvent continuer à bénéficier de leur régime d’exception (ni taxe, ni loyer) s’ils se transforment en marchands de pacotilles. Elle est particulièrement attentive aux candidatures annuelles souvent très nombreuses par rapport aux places à allouer et contrôle les objectifs des candidats afin qu’ils restent dans l’esprit historique des bouquinistes.
De l’Hôtel de Ville, notre chemin nous conduit maintenant vers le Châtelet, avant de nous ramener sur l’autre versant du Pont-Neuf, juste avant la dernière série d’étals qui se termine sur le quai du Louvre face à la Cour Carrée.
C’est l’occasion pour nous de faire un bilan et de tirer les conclusions de cette visite.
Devenus indissociables du paysage parisien, les bouquinistes ont été récemment inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO (2011). Toutefois, leur existence reste menacée à deux niveaux: les possibles travaux d’aménagement de la ville et l’évolution de la clientèle et des marchandises. Déjà en 1866, lors des grands travaux haussmanniens, leur expulsion des quais avait été envisagée. Sous la présidence de G. Pompidou en 1972 un projet d’expulsion des bouquinistes des alentours de Notre-Dame vit le jour dans l’optique de la construction de la voie express rive gauche. De nouveaux projets ne sont donc pas exclus…
Les bouquinistes doivent aussi faire face à bien des défis qui peuvent mettre leur profession en péril. Parmi ceux-ci:
– Une évolution de la clientèle qui est maintenant à 80% étrangère et n’est guère concernée par les livres anciens.
– La désaffection des jeunes qui ne sont plus guère intéressés (des exceptions existent, heureusement!) et le vieillissement de la clientèle traditionnelle.
– L’arrivée de très nombreux documents tirés en milliers d’exemplaires venant souvent de Chine.
– La multiplication des « ouvre-boîtes: cette appellation négative désigne des salariés des propriétaires ou des personnes qui louent les emplacements, mais qui ne sont pas réellement du métier et ne sont donc ni des passionnés, ni mêmes des spécialistes. Fréquemment ils se contentent de vendre des souvenirs de pacotille à quelques euros…
Pour réagir, en 2014, les bouquinistes ont lancé leur premier « festival »: 50 d’entre eux se sont réunis pour présenter leurs choix de livres anciens et d’occasion, recentrant ainsi leur activité sur l’objectif n°1.
À noter que plusieurs villes de France ont également leurs bouquinistes tels que Lyon, Marseille, Nancy, Toulouse, mais sans les spécificités ni l’historique de ceux de Paris… De grandes capitales mondiales telles que Ottawa, Pékin ou Tokyo ont repris également à leur compte cette tradition parisienne.
Au terme de notre visite et avant de nous séparer devant la Cour Carrée du Louvre, retenons ce que peut être schématiquement le portrait du vrai bouquiniste:
Le bouquiniste a gardé son âme de frondeur, un brin révolutionnaire et parfois anarchiste. Il lit ses bouquins. Avant d’être un marchand, c’est un lecteur amoureux de ses livres. Il ne peut y résister. Il est sur son tapis volant et n’entend le monde que par son livre.
Bulletin trimestriel des Bouquinistes professionnels des quais de Paris
N’hésitez donc pas à leur rendre visite au gré de vos promenades dans la capitale!
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Cette petite balade le long de la Seine était bien agréable… merci ! 🙂
Je ne passerai plus devant eux de la même façon ! :p
Un bel instant historique sur cette profession qui mérite notre soutien.
…et une promenade le long des quais de bon matin (article lu ce dimanche à 7h. ). Merci
« – Une évolution de la clientèle qui est maintenant à 80% étrangère et n’est guère concernée par les livres anciens.
– La désaffection des jeunes qui ne sont plus guère intéressés (des exceptions existent, heureusement!) et le vieillissement de la clientèle traditionnelle.
– L’arrivée de très nombreux documents tirés en milliers d’exemplaires venant souvent de Chine.
– La multiplication des « ouvre-boîtes » qui se contentent de vendre des souvenirs de pacotille à quelques euros… »
C’est fou comme nos traditions, même les plus simples, sont perverties. La société change, c’est certain, mais certainement pas en mieux.
Personnellement, quand je visite un pays, je fais toujours un crochet par une librairie, et si possible un bouquiniste ou un disquaire. C’est une façon de saisir l’âme du pays, d’en connaître une autre facette. Mais le tourisme « de masse » ne permet plus de prendre son temps pour découvrir ainsi un pays…
Bon, les libraires traditionnels sont en grosse difficulté… ce n’est pas étonnant que les bouquinistes suivent le même chemin. Hélas…
> Peut-on imaginer un lien avec le mot anglais « book », lui-même proche de l’allemand « Buch »? Cela ne semble pas le cas.
Si si, il y a un lien ;).
Mais en passant en fait par le néerlandais, dont l’anglais et l’allemand sont de toute façon proches :
• http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/bouquin/10595 : moyen néerlandais *boeckijn, diminutif de boec, livre ;
• http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?s=250696620;r=1;sol=0; : Empr. à un dimin. du m. néerl. boec « livre » […], il est indiqué de supposer un dér. *boeckijn
Merci de cette précision concernant l’origine du mot « bouquin ». C’est l’intérêt de l’échange !
Alors voilà un article qui démystifie des personnages qui ont représenté un vrai mystère pour moi depuis que je suis enfant ! Les bouquinistes ! Mais qui sont donc ces gens qui occupent les bords de Seine avec ces petites boîtes vertes pleines de livres ? Je me toujours imaginé autour des bouquinistes ésotérisme et autres savoirs que seuls certains initiés peuvent se transmettre.
Je découvre avec cet article tout un monde, bien plus ordonné que je ne l’imaginais, avec ses règles. Et ils ont essemé dans d’autres villes du monde ?! Génial, un grand merci !
PS : Après le « Étale Ta Culture » j’inaugure le « Ramène Ta Fraise » avec le fait qu’il est impropre de dire qu’un article d’un texte de loi « stipule » quelque chose (dans la partie Réglementation). Ce verbe est à employer à propos des termes d’un contrat. Lorsque l’on évoque un texte de loi (ou un arrêté en l’occurrence), il faut dire que l’article untel « dispose »… Fin du « Ramenage de Fraise » 😀
Merci pour vos commentaires toujours aussi intéressants à lire ! 🙂