[Monuments de Paris] *** [Récit] Secrets et mystères à l’Opéra Garnier
Aujourd’hui, c’est un format un peu différent qu’on vous propose… Une sorte de visite-fiction sous la conduite d’un guide disons… hum… très spécial…
Bonne lecture !
Prologue
– Eh bien, Mesdames, Messieurs, poursuivit le guide, nous sommes maintenant dans le grand escalier de l’Opéra. Sa hauteur est de 30 mètres. Ses marches sont en marbre blanc, ses balustrades associent l’onyx et le marbre vert et rouge. Au total 30 couleurs différentes de marbre. Les marches sont, de plus, agrémentées de peintures, mosaïques et dorures.
Il s’interrompit un moment et observa son groupe. Pas un seul visiteur ne l’écoutait, tous trop occupés à faire crépiter les flash de leurs appareils photos. Alors qu’ils faisaient les pitres en se prenant en selfie devant l’escalier monumental, le guide, blasé, poursuivit son discours qu’il connaissait par cœur.
– Dès l’ouverture de l’Opéra en 1875, cet escalier prestigieux est devenu un lieu de mondanités où aristocrates et grands bourgeois devaient se montrer au regard des autres spectateurs. Si vous voulez bien me suivre…
Le groupe monta l’escalier jusqu’au premier palier.
– Aujourd’hui, nous allons faire une petite fantaisie et pénétrer dans le cœur du palais qu’est la grande salle de spectacle par la loge numéro 5. Quelqu’un peut-il me dire pourquoi?
Il pensait qu’il y aurait bien dans le groupe au moins une personne qui se serait renseigné a minima sur le sujet avant de venir. Il parcourut un à un les visages de ses hôtes. Tous le regardaient avec un air interrogateur et un peu niais.
– Non? C’est vrai que la question n’est pas facile… (« Tu parles, y’a des affiches partout qui en parlent » ne put-il s’empêcher de penser.) Eh bien, c’est aujourd’hui le 140ème anniversaire de la première apparition de celui qu’on a appelé « Le Fantôme de l’Opéra ». Dans ces circonstances, lui rendre une visite de courtoisie dans sa loge attitrée s’impose. J’espère que personne d’entre vous n’est superstitieux!
Il accompagna sa dernière phrase d’un petit rire forcé pour s’attirer la sympathie de ses interlocuteurs (ce qui s’avérait toujours très utile pour récolter un petit billet à la fin de la visite) et pénétra dans la loge 5.
– Tenez, voici la colonne, que certains croyaient creuse, d’où l’on prétendait le voir sortir ou disparaître. Mais restons calmes, il y a tant d’années qu’il n’a plus fait parler de lui que nous n’avons rien à craindre. Et de toute façon, tout ceci n’est que légende!
Nouveaux crépitements de flash. Nouveaux soupirs du guide.
C’est à ce moment précis qu’une voix grave, semblant provenir d’outre-tombe, se fit entendre.
– Ah oui! Vous croyez?! Il est bien audacieux d’évoquer un fantôme dans le lieu qu’il hante!
Erik, le fantôme de l’Opéra Garnier
Note de la rédaction: les différents témoignages recueillis plus tard par la police divergent… les enquêteurs eurent d’ailleurs bien du mal à retracer précisément la chronologie des événements. Les propos qui vont suivre racontent l’histoire telle qu’elle fut décrite dans le rapport d’enquête transmis au Procureur de la République.
La voix ne venait de nulle part et de partout en même temps. Elle vous inondait les sens, vous faisait dresser les poils sur la peau et vous tordait les entrailles.
– « Me voici! » comme aurait dit Méphisto, et j’imagine votre surprise! Votre visite tombe bien et je vous dirai bientôt pourquoi. Mais avant tout, je pense utile de me présenter, car vous devez savoir bien peu de choses de moi. Dans ce lieu, on entend souvent chanter un air bien connu: « on m’appelle Mimi » !
– C’est un air de la Bohême de Puccini…
Le guide, tremblant de peur, ne put s’empêcher d’apporter cette précision à l’attention de son groupe. Il se rendit compte de l’incongruité de son intervention et se tut aussitôt. La voix ne releva pas et poursuivit.
– Eh bien moi, « on m’appelle Erik » ! Je suis l’esprit du lieu dont vous, humains, m’avez chassé lors de la pose de la première pierre de votre Opéra il y a plus de 150 ans! Vous m’avez ainsi obligé à quitter mon antre et à errer dans cet immense bâtiment. Vous faites une visite guidée? Eh bien! Je vais vous en donner, moi, de la visite guidée!
L’intonation devint plus agressive.
– Pensez donc: 17 niveaux et 75 mètres de haut entre ses souterrains et ses combles, 172 m de long et 101 m de large. De quoi en faire un vrai parcours du combattant! J’ai d’abord manifesté ma fureur en faisant s’écrouler le grand lustre en pleine représentation, comme le rapporte l’écrivain qui m’a mis à l’honneur dans son roman. Gaston Ledoux, Leroux? Un nom comme ça. Un imposteur, oui! qui écrivit un plein roman sur moi sans même prendre la peine de venir m’en parler… Ce lustre, c’est mon plus grand fait d’armes: plus de 7 tonnes, 8 mètres de haut et 340 globes fonctionnant au gaz qui tombent d’un plafond de plus de 20 mètres de haut… Effet garanti ha ha ha! Et je me suis bien sûr arrangé pour que la victime soit assise dans le fauteuil n° 13. Pas bête, n’est-ce pas?
Les visiteurs et leur guide étaient pétrifiés. Ils prenaient conscience peu à peu de la situation extraordinaire qu’ils étaient en train de vivre.
– Mais je n’étais pas calmé. Non, vous méritiez plus que ça, bien plus! Alors j’ai « aidé » un machiniste à se pendre. Fantastique pour l’ambiance dans les coulisses, non? Surtout pendant une soirée de gala! Mais attendez, pour couronner le tout, depuis une galerie, j’ai même fait chuter une danseuse qui s’est tuée sur le coup, ce qui a ajouté à la frayeur générale. Je commençais seulement à me sentir vengé. Alors je me suis aussi livré à du chantage auprès de la direction pour obtenir ce que je voulais, en particulier une rente mensuelle de 20.000 francs de l’époque. C’était bien la moindre des choses, non?
La voix perdit un peu de sa fureur. Elle devint de nouveau calme et posée.
– Au fil des années pourtant, j’ai commencé à apprécier la beauté de l’édifice ainsi que la musique que l’on y jouait et je me suis un peu calmé. Surtout depuis le jour où je suis tombé amoureux de ma petite Marguerite de Faust. Le comble pour un fantôme! Comme vous le narrait le romancier, j’allais la visiter régulièrement dans sa loge où, tel l’ange de la musique, je lui donnais des cours de chant. Mais ma face hideuse, incapable de plaire à qui que ce soit, l’effrayait. C’est ce qui m’a fait porter un masque. J’ai dû finalement, à contrecœur, me contenter d’aller l’admirer dans ce rôle qui lui allait si bien, en exigeant d’être placé ici même, dans cette loge numéro 5 qui domine la scène. Ah! cette loge où de nombreux spectateurs m’ont vu me glisser comme un ectoplasme au travers de cette colonne, tout comme vous aujourd’hui!
Personne ne voyait rien, pourtant. Alors les visiteurs commencèrent à regarder un peu partout, jusqu’à ce qu’un cri strident retentisse.
– Lààààà! Il est lààà!
C’était une jeune femme qui pointait du doigt un coin de la pièce. Le fantôme apparut alors à tout le monde. Mais une sorte d’aura émanait de lui, ce qui créa une certaine forme de fascination parmi les visiteurs.
– Enchanté, Messieurs-Dames! fit-il, soudainement taquin. Puis, d’un air plus grave: ne m’interrompez plus, je vous prie. Le temps m’est compté et je dois aller au bout de mon histoire… Vous en comprendrez les raisons bientôt. J’ai finalement dû rendre les armes devant l’amour que ma Marguerite portait à un autre homme, en chair et en os lui, amour qui s’est révélé plus fort que ma magie et que l’œuvre lyrique que j’avais composée pour elle. J’étais devenu un fantôme de l’amour. Mais cet amour rejeté n’a fait que raviver mon acrimonie envers vous, les humains.
Et pourquoi alors venir à votre rencontre ce soir? Voici 140 ans que je le hante, cet Opéra, depuis son ouverture officielle. Il est temps pour moi de tirer ma révérence.
Certains témoins de la scène précisent qu’ils ont vu distinctement une larme couler le long de la joue translucide de l’apparition.
– Vous voilà donc ici, pour, sans le vouloir, marquer ma dernière apparition et en témoigner auprès des vôtres. C’est moi qui vais vous guider ce soir dans ces lieux avant de les quitter pour toujours. Je ne vous montrerai pas tout, mais, comme il se doit pour un fantôme, ce sont dans les endroits moins connus, parfois étranges, que je vous mènerai. À la clé, quelques petites histoires particulières dont j’ai été le témoin. Voyez cela comme mon dernier tour de piste avant de m’en aller… ailleurs.
Cette fois, Erik ne put réprimer un sanglot. Dans l’assistance, une femme, la même qui avait crié quelques minutes plus tôt, sortit discrètement son téléphone de sa poche pour prendre le fantôme en photo. Elle eut un moment de recul quand elle se rendit compte que la créature qu’elle voyait de ses propres yeux n’apparaissait pas sur l’écran de son téléphone…
La touriste en question s’appelle Béatrice Boutboule, née le 20 avril 1974 à Paris. Son cliché est annexé au rapport de police et ne présente aucune apparition de type fantomatique. Le rapport précise à plusieurs reprises que l’hypothèse d’une hallucination collective n’est pas à exclure. Les relevés toxicologiques réalisés sur l’ensemble des témoins ne témoignent pourtant d’aucune substance hallucinogène dans les organismes.
– Commençons par là où tout a commencé, reprit le fantôme. La construction du bâtiment.
La construction de l’Opéra Garnier
– Décidée par Napoléon III, elle est totalement marquée par ce style éclectique, dit « Second Empire ». En fait, l’empereur aimait à répéter qu’il ne fallait pas se focaliser uniquement sur l’Opéra, mais le considérer comme la pièce maîtresse de la rénovation complète du quartier. « Je veux, disait-il, le voir devenir un lieu central de luxe et de promenade cosmopolite avec son Opéra, sa place et les grandes avenues qui l’entoureront ». Ces propos m’ont fait frémir! Qu’allais-je devenir? On murmure aussi que cet opéra fut construit par superstition, suite à un attentat contre l’empereur dans l’ancien Opéra Le Peletier et… comme un tel événement porte malheur… Étonnez-vous après que le nouvel édifice soit hanté!
Pour la première fois, le fantôme se mit à se déplacer. Sa démarche était élégante, comme pouvait l’être celle d’un dandy du XIXe siècle. En pleine lumière, l’effet de sa peau translucide était encore plus saisissant. Comme un seul homme, le groupe le suivit. Plus aucune peur ne les habitait maintenant… il n’y avait plus que curiosité et compassion pour cet étrange personnage.
– Sachez que les travaux se heurtèrent très vite aux infiltrations d’eau qui envahirent les fondations. Il fallut pomper l’eau durant six mois. On se trouve en effet sur une partie de l’ancien lit de la Seine!
Il ajouta d’un air pensif, comme s’il se parlait à lui-même:
– Surprenant que l’on ne m’ait pas attribué un tel maléfice…
Il s’éclaircit la gorge et reprit d’une voix plus assurée.
– L’architecte retenu à la suite d’un concours, vous le savez, fut Charles Garnier. Mais, mauvaise langue comme je suis, je le soupçonne fort d’avoir fait l’objet de favoritisme. D’ailleurs, avec le changement de régime au moment de l’inauguration en grande pompe par Mac Mahon en Janvier 1875, il ne se trouvera pas invité aux premières loges! Bien au contraire, il dut payer sa place, et dans une seconde loge par dessus le marché! Il fut tout de même ovationné par les spectateurs à sa sortie…
– Excusez-moi mais… pourquoi nous avez-vous choisis?
C’était Béatrice Boutboule, une nouvelle fois. Lorsqu’elle fut interrogée par la Police, elle racontera le courage qu’il lui a fallu réunir pour oser interrompre leur étrange interlocuteur. Le fantôme ne lui répondit pas et se contenta de la regarder longuement dans les yeux durant ce que Béatrice Boutboule qualifiera « les plus longues secondes de sa vie ».
Erik continua, comme si rien ne s’était passé.
– Je dois bien admettre avoir adoré suivre les ouvriers durant les travaux. Je me faisais discret et j’admirais le travail des artistes qui furent engagés pour orner l’Opéra: pas moins de 14 peintres et 73 sculpteurs! Garnier n’a pas lésiné et ça a coûté cher!
L’extérieur du bâtiment
– Suivez-moi, on va ressortir quelques instants. J’aimerais attirer votre attention sur deux éléments caractéristiques du bâtiment: vous remarquerez que nous sommes sur le côté ouest, en ayant traversé la rue. Regardez bien: sur ses 172 mètres de long, le Palais Garnier présente 5 parties bien distinctes, tant en forme qu’en dimensions, correspondant chacune à une fonction bien précise.
Erik joignit le geste à la parole et, pris d’une superbe envie de partager l’amour profond qu’il vouait à SON opéra, détailla les différents éléments qui se détachaient.
– Vous voyez, là-bas, le grand foyer qui accueille les spectateurs pendant les entractes? Et ici, le grand escalier monumental où vous vous trouviez avant notre rencontre. Et puis la salle de spectacle avec ses 1900 places, la scène avec la cage de scène et les coulisses, le foyer de la danse et les bâtiments administratifs et de réception des décors et costumes.
Le Pavillon de l’empereur
– Toujours sur cette façade ouest, poursuivit-il, vous remarquerez l’entrée particulière à double rampe pour les carrosses. Cette entrée privée était destinée à assurer la sécurité de l’empereur. Elle rejoint un pavillon qui communique directement avec la loge impériale dans la salle de spectacle. En fait, Napoléon III ne l’a jamais utilisée, puisqu’il ne sera plus au pouvoir lors de l’achèvement du palais en 1875. C’est sans doute dommage, il aurait eu beaucoup d’allure dans ce lieu… C’est une bibliothèque-musée avec quelque 600.000 documents divers (livres, partitions, programmes, photos…) qui occupe maintenant l’endroit. J’aime y flâner pour lire et me détendre. Le buste de Garnier au bas de cette entrée ne fut placé là qu’en 1903, après sa mort. Je l’aimais bien, le père Garnier. On a eu de longues conversations lui et moi! Sans doute fut-il un des seuls à comprendre ma solitude…
Ce souvenir inscrivit un masque de tristesse sur le visage du fantôme. Mais il se reprit aussitôt. Son assistance, subjuguée par le charisme qui émanait de lui, buvait littéralement ses paroles.
– Pendant que nous sommes dehors, il serait dommage de ne pas regarder vers le toit de la façade principale. Au centre, il y a les statues en bronze d’Apollon brandissant la lyre recouverte de feuilles d’or… la Poésie est à sa droite et la Musique à gauche. Mais, de façon très prosaïque, ce que l’on ne sait pas, c’est que cette statue, d’une part fait office de paratonnerre et d’autre part est équipée d’un système spécial pour éloigner les pigeons! Ça, c’est de la petite histoire dans laquelle je ne suis jamais intervenu!
Il emmena ensuite le groupe à travers un dédale de couloirs et d’escaliers. Après plusieurs minutes de marche, le groupe se retrouva face à une vaste étendue d’eau tout à fait surprenante en cet endroit.
Le sous-sol
– Imaginiez-vous seulement qu’en dessous de la scène, cinq niveaux différents de constructions existent et que le dernier repose sur un « lac » ? C’est une grande cuve qui retient les infiltrations de la nappe phréatique et contribue à assurer la stabilité de cette partie de l’édifice. Les profondeurs où nous sommes actuellement sont mes retranchements habituels, j’y trouve le calme et la sérénité nécessaire à mes séances de méditation.
Le guide acquiesça. Cela lui brulait les lèvres de compléter ce que disait Erik… Lors des visites guidées qu’il effectuait, il ajoutait toujours qu’il ne s’agissait pas du cours d’eau de la Grange Batelière, comme on le dit fréquemment. Même le film La Grande Vadrouille (dans la fameuse scène où De Funès quitte l’opéra Garnier en barque) et Le Fantôme de l’Opéra, le livre de Gaston Leroux, relayent cette fausse information. Et en plus, on élève dans ce lac souterrain des anguilles et des carpes! Il sert aussi de réservoir d’eau aux pompiers en cas d‘incendie et on peut même y circuler en barque… Mais il n’avait pas le cran de Béatrice Boutboule et une petite voix tout au fond de lui suggéra de garder le silence. Le fantôme poursuivit.
La scène
– On est en ce moment juste sous la scène… Remontons au niveau du plateau. Avec moi, la traversée n’est pas difficile. Tenez-vous tous par la main, je vous prie.
Ils se regardèrent, étonnés, et mirent quelques secondes avant de s’exécuter. C’est Béatrice Boutboule qui était en bout de chaîne, et Erik la prit par la main. Le contact contre sa peau fut à la fois brûlant et glacé.
Lors de sa déposition, elle cita un vers de Louise Labé, une poétesse du XVIe siècle pour décrire la sensation qui lui procura le contact avec le fantôme: « J’ai chaud extrême en endurant froidure ». Elle précisa néanmoins aux policiers qu’elle n’avait jamais entendu parler de Louise Labé et qu’elle n’avait aucune idée de comment ce vers lui était venu en tête.
En un instant, tout le groupe se retrouva propulsé dans les airs. Une fraction de seconde plus tard, ils se retrouvèrent cinq étages plus haut, sur la scène de l’opéra. Erik continua son discours, comme s’il ne s’était rien passé d’extraordinaire.
– Quinze mètres d’ouverture à l’avant scène, une profondeur de 25 mètres qui peut être portée à 50 mètres par l’ouverture du foyer de la Danse tout au fond du bâtiment. Il comporte des dégagements de chaque côté et sa surface totale peut atteindre 1.350 m2 pour accueillir jusqu’à 450 artistes et figurants. Pas mal, non, mon Opéra? Avez-vous remarqué? Le plateau est incliné vers la salle. Eh oui! Son inclinaison est de 5%, ce qui représente tout de même 1,25 m de dénivellation. Et pourquoi donc? Eh bien! Allez vous asseoir aux tout premiers rangs et imaginez un plateau totalement horizontal: que verriez-vous du spectacle en fond de scène? Sans doute pas grand-chose!
La cage de scène
– La cage de scène mesure 60 mètres de hauteur: 45 mètres du niveau de la scène vers les cintres et 15 m en profondeur sous la scène. Les décors ici viennent de tous les côtés: d’en haut où ils sont conservés dans les cintres (un de mes autres lieux de prédilection, soit dit au passage) et descendus sur scène, d’en bas, sous la scène sur laquelle ils sont hissés en passant par des ouvertures du plancher et des deux dégagements latéraux d’où ils arrivent posés sur des charriots à roulette qui glissent dans des fentes spécifiques du plancher.
Les gens levaient les yeux au ciel pour apercevoir l’immense machinerie. Ils se sentaient tout petits sur cette scène. Depuis qu’Erik avait pris les commandes, pas un seul n’avait même eu l’idée de sortir son téléphone pour prendre une photo. Tous vivaient cet instant avec une intensité rare.
– Le système d’ouvertures sur la scène permet de faire disparaître quelqu’un dans le plancher et le système de câbles de le faire s’envoler. Eh oui, je ne suis pas le seul à savoir disparaître ou voler ici… Il existe là aussi toute une machinerie pour faire fonctionner l’ensemble à l’aide de câbles entrainés eux-mêmes par des tambours. Autrefois, tout était actionné en sous-sol à la main par des machinistes (j’ai déjà compté jusqu’à 135 personnes pour les grands spectacles). La plupart du temps, c’était d’anciens marins, car on utilisait des « cabestans », ces treuils autour desquels on enroulait et déroulait les câbles à l’aide de leviers manœuvrés par des hommes. Un travail très rude! Aujourd’hui, les tambours encore existants sont actionnés électriquement et l’ensemble du système est géré par informatique. ..
Le foyer de la danse
– Ce foyer se situe dans le prolongement direct de la scène sur laquelle il peut s’ouvrir pour l’agrandir. Il a été longtemps ouvert à un public sélectionné, celui des abonnés qui louaient leur loge à l’année. Je vais y revenir héhé! Il est maintenant réservé aux seuls artistes du ballet. C’est une salle de répétition et d’échauffement des danseurs avant l’entrée en scène.
Erik était devenu tout guilleret, emporté malgré lui par son propre enthousiasme. Cet endroit, il l’aimait plus que tout au monde. En parler lui ôtait la tristesse, au moins provisoirement, de devoir partir bientôt.
– Pour terminer, je vous avais promis de vous révéler quelques petits secrets…
Petits secrets et cancans
Le lustre
– À propos du lustre, saviez-vous qu’avant 1900, il restait illuminé pendant toute la représentation? Pourquoi? Encore une colle, n’est-ce pas? Et pourtant c’est tout bête: toujours les mondanités, comme dans le grand escalier! Les spectateurs venaient plus ici pour se faire voir que pour regarder le spectacle qui ne les intéressait qu’à moitié. Et puis, au point où nous en sommes des confidences, et ça me permettra de partir la conscience plus tranquille, je n’ai pas vraiment fait tomber le lustre, comme je vous l’ai dit un peu plus tôt, mais seulement un contrepoids qui, parti en chute libre, a traversé le plafond et le plancher de la 5ème galerie, puis est venu s’écraser sur une spectatrice passionnée d’opéras! Mourir pour la musique est un si digne sort…
Pas de « cordes » à l’Opéra
– Vous saviez ça? Pourquoi le mot « corde » est-il tabou dans les coulisses? Comme je vous le disais, les premiers machinistes dans la salle des cabestans en sous-sol étaient des marins, intermittents à l’Opéra. Or dans la marine la « corde » était utilisée pour pendre les mutins ou fouetter les membres d’équipage rebelles… parfois jusqu’à la mort. Ce mot évoquait ainsi de durs moments que les marins redoutaient. On évite donc de le prononcer et on utilise des termes différents tels que câble, fil… selon le cas.
S’offrir sa danseuse
– Le Foyer de la Danse ha ha! Voilà un endroit où j’ai souvent traîné pour surprendre ces Messieurs de la Haute Société venus courtiser les danseuses. La décence m’empêche de dire tout ce qui j’ai vu dans ce lieu de perdition… Il s’agissait souvent de simples passes contre rétribution. Eh oui, ici même, où nous nous tenons! Certaines danseuses devenaient de véritables maîtresses attitrées menant un train de vie élevé. S’offrir une ou sa danseuse est ainsi devenu une expression convenue que chacun comprenait facilement! Mais l’Opéra de Paris n’était pas le seul théâtre concerné!
La bonne humeur d’Erik était devenue communicative. Tout le monde sourit avec lui. Il continua dans son élan.
Le poids des chanteurs
– Fréquemment les grands chanteurs lyriques ont une certaine corpulence. Aussi faut-il prendre garde à certains effets cumulatifs. C’est pourquoi c’était prendre un grand risque que de demander à deux d’entre eux de s’asseoir sur le même banc pour se chanter leur amour. L’inévitable – que j’ai largement favorisé, je dois bien l’admettre – s’est alors produit et ils se sont étalés en toute émotion!
Cette fois, Erik éclata franchement de rire et personne ne put s’empêcher d’en faire autant.
Les bonds et rebonds
– Ah ah ah ! Et… Et celle-ci, je ne vous l’ai pas encore racontée! Erik dut reprendre son souffle un petit moment. Vous connaissez la scène finale de l’opéra de Puccini, où Tosca se jette dans le Tibre depuis le Château Saint-Ange? Il faut avoir en tête que ce n’est pas une Naïade qui retrouve son élément vital et qu’un trampoline peut être fort utile pour éviter les « contre sol »… S’il est trop élastique, il peut être à effets multiples, si vous voyez ce que je veux dire… Devinez qui l’avait bien retendu? Vous imaginez la scène dramatique d’un saut en 3 actes se terminant en éclat de rire de la salle, juste à la dernière note, alors que la tension dramatique est à son comble!
À la simple évocation de la scène, le fantôme n’arrivait maintenant plus à se contenir…
Et les bijoux, bien sûr
– Et Marguerite, dans le Faust de Gounod! Elle adore se parer de ses bijoux, tout comme la Castafiore dans son air si célèbre.
Erik se mit à chanter le célèbre air des bijoux de Marguerite, l’air de bravoure de sa bien-aimée. Et il avait une belle voix!
– ♫ Ah! Je ris de me voir si belle en ce miroir! ♪ Mais si vous étiez Marguerite en scène et qu’en ouvrant le coffret ravissant et étincelant, vous n’y trouviez aucune pacotille pour jouer à l’arbre de Noël, comment réagiriez-vous? Bonjour alors l’improvisation! Devinez qui les avait enlevés?
Repenser à tous ces délicieux moments faisait un bien fou à Erik qui en raconta encore une dernière.
Quant aux accessoires…
– Notez bien que je n’en étais pas à mon coup d’essai, Don Quichotte a également fait les frais de mon humour particulier! Au cours de ses pérégrinations, le Don Quichotte de Massenet rencontre un troupeau de moutons. Mais si ce troupeau est formé de plusieurs joujoux à roulettes grinçantes ridicules tirés par une corde (hum, tant pis pour le tabou!) et que la musique de l’orchestre et les voix des chanteurs sont couvertes par un « croui – croui – croui – croui » qui fait s’esclaffer le public, comment doit réagir le chef d’orchestre? Je n’appréciais guère ce Don Quichotte et n’avais pas mis d’huile dans les rouages!
D’un seul coup, le visage d’Erik s’assombrit. Voilà, il était sur le point de finir son dernier tour de piste. Il emmena en silence le groupe jusqu’au « Collier de Perle », nom donné au dernier étage qui fait le tour de la salle. De là, on domine le lustre et on peut presque toucher le plafond peint par Chagall. Cette fresque commandée par André Malraux, alors Ministre de la Culture, et inaugurée en 1964 suscita de nombreuses protestations à l’époque, cet art moderne ne correspondant pas au style de la salle.
– C’est l’endroit le plus dangereux et il ne faut pas avoir le vertige pour se pencher vers la salle. Mais le saut de l’ange, ce n’est pas vous, mais bien moi qui m’apprête à le faire…
L’air était grave, la voix chevrotante. L’émotion envahit tout le groupe. Béatrice Boutboule, au bord des larmes, ne put s’empêcher de demander:
– Mais pourquoi, Erik… Pourquoi ?
– Parce que le moment est venu. Parce que je ne supporte plus cette existence errante. Parce que je n’ai plus d’espoir, car vous, les hommes, ne croyez plus en rien: ni aux dieux, ni aux esprits. Je n’ai donc plus aucune raison d’exister pour vous.
Il observa tendrement le visage de Béatrice qui lui rappelait celui de sa Marguerite et, de sa main, essuya une larme qui coulait sur sa joue.
– Voilà. Le moment de nous séparer est arrivé. Cette dernière visite est aussi mon testament. Je vous fais présent de mon haut-de-forme et de mon masque qui m’ont si longtemps symbolisé. Vous les garderez comme preuve de mon existence passée en les plaçant dans la bibliothèque.
Il joignit le geste à la parole et enleva le masque qui, jusqu’à présent, lui couvrait la moitié droite du visage rongée par un mal obscur. Devant ce spectacle, certains membres du groupe ne purent réprimer un mouvement de recul.
– Voyez mon visage difforme et comprenez la souffrance qu’a été ma vie errante. Je n’effrayerai plus personne désormais, j’en ai bien peur. Voici ma dernière prière: si vous ne croyez plus en nous, les dieux et les fantômes, croyez au moins en la musique. C’est elle qui m’a enveloppé, bercé, transporté pendant tant d’années. C’est elle qui m’a permis de supporter mon existence, elle qui m’a permis de ne pas devenir fou. Aujourd’hui, c’est Tosca qu’il convient d’écouter: « L’heure est enfuie et c’est mon dernier jour! » ou, plus grandiose, le final du Crépuscule des dieux.
Dans un mouvement plein de grâce, il tira sa révérence. Son corps se fit de plus en plus transparent, jusqu’à disparaître complètement.
Un dernier mot résonna dans tout l’opéra:
– Adieu!
Et Erik partit rejoindre d’autres cieux.
Épilogue
Plusieurs perquisitions eurent lieu dans le Palais, de jour comme de nuit pour retrouver « l’imposteur ». Béatrice Boutboule ainsi qu’un autre touriste moins affecté qu’elle par le phénomène vécu ont participé à ces visites. Celles-ci n’ont absolument rien donné. À noter toutefois la découverte d’un haut-de-forme et d’un masque à moitié coupé abandonnés sur un fauteuil de la loge 5.
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Crédits:
Paroles: Spritz92
Musique: Djinnzz
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Djinnzz
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Z’êtes des grands barjots… C’est plus un article, c’est un roman! 🙂
Je me réserve le plaisir de la lecture pour demain matin…
Merci pour tout le boulot que vous faites, c’est énorme !
Des bises
J’ai bien lu ce matin… mais je ne commente que ce soir héhé
C’est très bien écrit !
La tension monte petit à petit, le mystère est bien amené : bravo !
La partie « technique » est très intéressante aussi !
Bref, c’était bien 🙂
Clap clap clap!
J’ai adoré de bout en bout !
C’est une vraie petite nouvelle digne de figurer dans un recueil. Le bonus, c’est qu’on y apprend aussi des choses ! Le lac, notamment, ainsi que le gigantisme des zones techniques pour les décors…
Bref, une réussite ! 🙂
Juste dommage pour « l’imposteur » dans l’épilogue… ça casse le mythe 🙂
Moi je l’ai pris comme étant le seul avis de la Police. VU qu’ils ne peuvent pas accepter le paranormal, ils se disent que c’est forcément un imposteur.
Après, le lecteur est libre de penser ce qu’il veut…
C’est bien comme cela que ça été imaginé. D’où le rajout des guillemets suite à la remarque de Myru. Merci à vous deux.
Tout comme @Zaerog, je l’ai compris comme la seule chose qu’était en mesure d’écrire la police dans un rapport
Texte original et passionnant !
Trop long pour moi, désolé, j’ai craqué en cours de route.
Jamais été fan d’opéra non plus…
Je vous aime bien quand même… bisous
Superbe texte que j’ai pris beaucoup de plaisir à lire! On apprend s’en même s’en rendre compte… Vous êtes au top!
Bonjour,
Merci beaucoup pour ce site et pour cet article que l’on m’a conseillé alors que je m’apprêtais à visiter ce lieu !
J’ai adoré le parti-pris d’en faire une nouvelle (je partage l’avis d’autres commentaires, il s’agit bel et bien d’une nouvelle). On s’attache très vite à ce cher Fantôme !
Et plein de choses très bien trouvées de mon point de vue : les états d’âme du guide, le rapport de police, les références à des airs d’opéra bien connus, l’introduction des anecdotes et de la partie organisation architecturale. Cette lecture a parfaitement préparé et accompagné ma visite de l’Opéra Garnier. Merci aux deux auteurs Spritz92 et Djinnzz.
Vraiment un site qui mérite d’être (découvert, c’est fait) feuilleté !
Merci beaucoup pour tous ces compliments ! 🙂