[Monuments du Monde] Vous avez dit vieux, moi ?
Qui suis-je ?
Tirons mon portrait :
Avec 238 mètres de long et une largeur de 20 mètres, je rejoins les deux rives de ma capitale en prenant appui au passage sur un bout d’île, ce qui fait de moi, hors périphérique, le plus long pont de Paris.
Je suis une construction de pierre voûtée composée de 12 arches de largeurs différentes (de 9 à 19 mètres) reposant sur des piliers en éperon. 7 arches enjambent le grand bras de la Seine et 5 le petit, correspondant sans doute à deux ponts indépendants.
Sur chacun de mes côtés, des balcons en demi-lunes sont bâtis sur mes piliers.
Le long de mes corniches sont sculptés pas moins de 384 mascarons (si ! si ! je bats la Place Vendôme avec ses 158 grotesques. Ils sont seulement difficiles à compter depuis mon parapet, mieux vaudrait venir me voir en bateau !). Ils sont tous différents, sculptés par Germain Pilon en son temps. Un seul visage féminin, à vous de le découvrir !
Une statue de mon roi à cheval me domine. Elle a sa propre histoire sur laquelle je reviendrai.
Par rapport aux confrères de mon époque, je présente plusieurs particularités qui m’en distinguent nettement et que je vais vous décrire ci-après.
Mon histoire
Je suis à cheval sur deux rois en fait, si vous me permettez l’expression.
Je fus conçu en 1578 par le premier, afin de désengorger la circulation. Eh oui déjà !! Mais il est vrai que les ponts n’étaient pas nombreux à cette époque, puisqu’il n’y avait que deux grands axes traversant la Seine. Je ne fus inauguré qu’en 1605 en raison des évènements politiques liés aux guerres de religion.
Ma construction a entrainé le rattachement à l’île de la Cité de 3 îlots émergeant à peine de la Seine et qui serviront de base à la construction d’une petite place aimée par mon second roi.
Mes particularités à ma naissance
D’abord, il faut dire que j’ai bien mal commencé ma carrière, sous les pleurs de mon premier roi, Henri III. En effet, le jour de la pose de la première pierre (le 31 mai 1578), celui-ci était tellement affecté par la mort de plusieurs de ses favoris dans un duel, qu’il ne put retenir ses larmes. Longtemps, j’ai conservé le surnom de « Pont aux Pleurs » que les Parisiens me donnèrent tout aussitôt.
À mon époque, ma largeur, mes balcons et mes mascarons sont déjà des éléments tout à fait inhabituels pour un être de mon espèce.
Je suis le premier pont parisien franchissant entièrement le fleuve en chaussée continue.
Je suis le premier comportant deux trottoirs, chacun de 4,50 m de large, protégeant les piétons de la circulation des carrosses et des chevaux et il n’y en aura pas d’autres que moi avant 200 ans!
Je suis le premier, contrairement à mes confrères, à me présenter à visage découvert, sans aucune maison bâtie sur mes bas-côtés.
Ainsi, outre ma fonction essentielle de permettre une traversée du fleuve, tout en assurant la sécurité des passants, je fus vite considéré comme un ouvrage de prestige qui ennoblit la ville et apporta du plaisir à ses habitants:
– sans maisons bouchant la vue, le passant pouvait contempler la Seine et le Louvre, avec sa nouvelle galerie au bord de l’eau;
– les balcons invitaient à s’arrêter et à s’accouder pour rêver, voir couler le fleuve et admirer le paysage.
Je suis ainsi devenu très vite un lieu de flânerie et de grand rendez-vous parisien animé par toutes sortes d’activités: chansonniers se moquant des seigneurs et des travers de la cour, charlatans, marchands d’orviétan (cet élixir italien censé guérir toutes les maladies), jongleurs, montreurs de marionnettes et aussi détrousseurs de bourses…, une sorte de petits Champs-Elysées de l’époque, quoi!
Mais ce n’est pas tout! Les badauds venaient également admirer ma pompe à eau, ainsi que la statue équestre de mon roi, Henri IV.
Ma pompe à eau de la Samaritaine
À mon extrémité nord fut installée entre 1602 et 1608 une pompe destinée à élever l’eau de la Seine pour approvisionner le Louvre, les Tuileries et leur jardin.
La pompe était abritée dans une haute bâtisse d’habitation sur pilotis entre lesquels tournaient deux roues de moulins. Elle était ornée d’un bas-relief représentant la Samaritaine versant de l’eau à Jésus au puits de Jacob (Évangile selon St Jean chapitre IV, versets 4 à 29).
Elle fut dotée d’une horloge avec un automate qui sonnait les heures sur une cloche et les douze apôtres qui défilaient à midi. Elle fut reconstruite en 1719, puis rénovée en 1771.
Laissée à la municipalité par le roi à la Révolution, elle fut bien sûr dépouillée de sa façade et les sculptures furent envoyées à la fonte! L’édifice devint alors un poste de la garde nationale qui se délabra très vite et fut détruit en 1813.
La pompe donnera son nom au grand magasin la Samaritaine, fondé en 1870 et à son tour disparu en 2005.
Le cheval de bronze
Après la mort de Henri IV, son épouse lui fit élever sur le terre-plein central une statue équestre en bronze d’où le cavalier resta absent pendant 10 ans! D’où cette appellation de « cheval de bronze ».
C’était la première fois qu’une telle statue était élevée en France sur une place publique et à l’écart de toute autre construction. Elle devint l’une de mes grandes attractions. A la Révolution, là encore, ah! les vaches !, ils firent fondre mon roi pour en faire des canons.
Toutefois certains fragments du cheval et du cavalier purent être sauvés et se trouvent actuellement au musée Carnavalet.
La statue actuelle date de 1818. Elle a été érigée suite à une souscription lancée par Louis XVIII et réalisée sur le modèle de l’ancienne. Le bronze provient notamment de la statue de Napoléon de la Place Vendôme qui avait été fondue après sa chute et sans doute aussi d’une statue du général Desaix de la Place des Victoires qui avait, oh scandale! osé exposer presque toute sa nudité! Mais, surprise!, le ciseleur de la statue, fervent bonapartiste, dit avoir glissé dans le bras gauche une statuette de Napoléon emballée dans des pamphlets anti-royalistes.
Vrai ? Faux ? A votre avis? Eh bien! lors de la restauration de la statue en 2004, des boîtes furent effectivement trouvées dans le corps du cheval, mais comportant des documents à la gloire du roi. Une autre dans la tête renfermant un parchemin non encore déchiffré et une cylindrique dans le bras gauche, accompagnée d’un étui en bois. L’énigme trouverait ainsi au moins partiellement son explication.
Mon évolution
Mon aspect a peu varié depuis ma naissance, même s’il a fallu parfois me consolider, restaurer mes arches et remplacer de nombreux mascarons.
Au XVIIIe siècle, je me suis trouvé affublé de 22 loges en pierre de taille au niveau de mes demi-lunes pour être louées à des graveurs, marchands d’estampes et de bibelots.
Ces boutiques, parfois véritables lieux de passe et de brigandages, étaient exploitées… oh! non! mais si!, par des bonnes sœurs! D’où le dicton alors en vogue, le pont était devenu:
le lieu unique où l’on croisait aussi bien un moine, un cheval blanc et une fille de joie!
Ces loges ont disparu vers 1850 en même temps que je fus en grande partie reconstruit, avec un abaissement de la chaussée du petit bras et l’installation de lampadaires de chaque côté de mes balcons. Mais ma solide carrure ne fut pas ébranlée.
Je suis classé au titre des monuments historiques depuis 1889 et, plus récemment, j’ai été inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO avec l’ensemble des quais de la Seine en 1991. C’est pourquoi je me suis fait restaurer intégralement entre 1989 et 2007 et j’en ai pris pour 200 ans, m’a-t-on dit. Même mes mascarons n’ont pas échappé à la chirurgie esthétique, puisque deux sur trois ont été re-sculptés.
Pour vous donner une idée, la rénovation de chaque arche représente tout de même la modique somme de quelque trois millions d’euros…
Ah! j’oubliais, pour finir! Je me paye le luxe de disposer de ma propre flottille de vedettes amarrée sous moi pour promener les touristes sur mon fleuve.
La solution
Pas la peine de vous casser la tête aujourd’hui. Oui, bien sûr, je suis le Pont Neuf.
Mes nouveautés dans mon concept et ma construction me firent attribuer spontanément par les Parisiens ce nom de « Pont Neuf ». Mais entre temps je suis devenu le pont le plus ancien de Paris! Oh! ingratitude du temps qui passe!
Mais ne dites pas, comme un guide étranger que j’ai eu l’occasion d’entendre une fois, que je suis le neuvième pont de la capitale! (sic)
Coups de projecteurs
Pour terminer, je voudrais vous faire part de quelques événements m’ayant marqué et qui méritent d’être mentionnés:
– Christo, le plasticien américain d’origine bulgare, m’empaqueta du 22 septembre au 7 octobre 1985 dans 41.000 m² de toile de polyamide dorée retenue par 13.000 mètres de corde et 12 tonnes de chaines d’acier. Christo me fit ainsi « perdre toute mon histoire et mon ancienneté », l’espace de deux semaines, pour me transformer en un ouvrage aérien d’architecture moderne.
– Je fus fleuri par le couturier Kenzo en juin 1994 avec 32.000 pots de bégonias multicolores et un rideau de lierre pour célébrer la venue de l’été et la fête de la musique.
– Je fus filmé dans Les Amants du Pont Neuf par Léos Carax en 1994.
– J’ai servi de support à la cérémonie officielle du passage à l’euro le 1er janvier 2002. Lieu symbolique par le passage d’une rive à l’autre et par mes douze arches représentant les 12 pays concernés par la nouvelle monnaie européenne. On l’avait oublié celle-là!
____________________________________
Vous avez aimé cet article ? Alors j'ai besoin de vous ! Vous pouvez soutenir le blog sur Tipeee. Un beau geste, facile à faire, et qui permettra à EtaleTaCulture de garder son indépendance et d'assurer sa survie...
Objectif: 50 donateurs
Récompense: du contenu exclusif et/ou en avant-première
Je vous remercie pour tout le soutien que vous m'apportez depuis maintenant 5 ans, amis lecteurs!
Djinnzz
PS: ça marche aussi en cliquant sur l'image juste en dessous ↓↓↓↓
Pif paf, un nouvel article sur mon flux RSS. Je le lis, je le trouve bien, et j’ai envie de donner mon avis. Donc me voici.
J’aime beaucoup cette série d’articles sur les monuments parisiens (et non « du monde » comme l’indique le titre…)
MAIS quelque chose me chagrine. A chaque fois, je me surprends à aller tout en bas de l’article pur aller voir la solution, pour ENSUITE lire l’intégralité du texte. Pourquoi ? Vu que je n’ai aucune idée ni aucune connaissance des monuments parisiens, je me sens exclu de votre petit jeu. Quel intérêt à une devinette dont on sait qu’on ne trouvera jamais la réponse?
DONC, c’est bien mieux de savoir de quoi on cause pour mieux apprécier les infos (et en plus, ça rentre mieux dans le cerveau, pédagogie de base)
Je m’interroge donc sur le bien-fondé de ce format, adapté aux érudits du sujet, mais peu adapté à tous les autres (une majorité, j’imagine… j’ose espérer que je ne suis pas le seul crétin à ne pas connaître le Pont Neuf ou la fontaine Saint Michel… autrement que de nom (et encore, vaguement…)
Voilà, c’était juste mon avis… Les mêmes articles mais sans jouer sur l’effet « devinette » et en annonçant tout de suite la couleur, je trouverai ça plus logique.
Néanmoins, je continuerai à les lire quoi qu’il arrive… tout d’abord parce que c’est un des meilleurs sites de moe RSS (et j’en ai pourtant un paquet), deuxièmement parce que les tôliers ont l’air sympa, troisièmement parce que j’aime bien, tout simplement.
A bientôt chers amis rédacteurs, et merci pour tout le boulot que vous faites pour nous !
Michel
Ce « boulot », on le fait avec d’autant plus de plaisir qu’il y a du « répondant », c’est sûr.
Je comprends votre réaction sur le style « devinette ». Il a été retenu pour éviter une présentation trop classique, type exposé et donner un peu plus de vie. Et ce choix se répercute automatiquement sur l’ensemble du texte: ne pas en dire top ni trop peu, mais avancer par touches successives.
Est-ce vraiment si frustrant de devoir aller chercher directement la solution dans votre cas ?
Au passage, merci pour le « coucou » aux tôliers. Apprécié !
C’est sûr que ton site tournera toujours moins que des vidéos de chats sur Facebook… Mais bon, continue à nous offrir du contenu de qualité, pour apprendre sans prise de tête.
Parce que j’en ai plein le cul de voir sur mon fil Facebook de la philo à deux balles, des vidéos débiles et des citations sorties d’on ne sait où… Putain mais les gens sont devenus complètement cons ou bien ?
C’est super agréable à lire, bien illustré, bien documenté… Un travail qui déborde de passion, ca fait plaisir à lire !
Bises à toute l’équipe,
Vee
Eh bien vos commentaires, ça fait plaisir à lire aussi !! et ça motive pour continuer. Merci. C’est vrai qu’on se laisse volontiers piquer au jeu avec en plus une certaine émulation dans la collaboration (texte/illustration). Mais de par son savoir-faire, DJINZZ reste le maître d’oeuvre.