Kevin, si je te dis « Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc » (1814-1879), est-ce que ça t’évoque quelque chose? Mais si, je l’ai mentionné la dernière fois avec Mérimée. Tu as déjà oublié?

On est toujours au XIXe siècle, en France. On se pique d’architecture médiévale: les cathédrales gothiques ne sont-elles pas la plus pure expression du génie français?

Eugène Viollet-le-Duc est un dessinateur, architecte, restaurateur, archéologue, aquarelliste, théoricien et écrivain. Oui, ça fait beaucoup pour un seul homme… On le considère souvent comme le fondateur de la restauration du patrimoine.

En réalité, d’autres avaient déjà fait en sorte que des monuments ne se cassent pas la figure: la Basilique de Saint-Denis connait ses premières campagnes de restauration en 1806, Alavoine reconstruit une flèche en fonte pour la Cathédrale de Rouen en 1823, Felix Duban et Jean-Baptiste-Antoine Lassus restaurent la Sainte-Chapelle à partir de 1836,…

Pourquoi lie-t-on surtout Viollet-le-Duc à la restauration?

• Pour le nombre important de ses chantiers, notamment sur les cathédrales françaises.
• … et les controverses qu’ils ont suscitées.
• Pour ses nombreux écrits qui théorisent ses actions.
• … et pour son caractère obstiné!

A 26 ans, alors qu’ Eugène Viollet-le-Duc n’est qu’auditeur au Conseil des bâtiments civils, Mérimée lui offre un chantier pour faire ses armes: celui de la basilique Sainte-Marie-Madeleine de Vézelay. Certes, ce n’est pas un cadeau, la basilique est proche de l’effondrement. Mais qu’à cela ne tienne, notre jeune architecte se jette sur l’occasion. Il refait les voûtes et le contrebutement. Il efface au passage des travées gothiques et autres ajouts du XIIIe siècle.

– Tu comprends, ça dénaturait le monument, nous souffle Eugène.

Au cours des travaux, la voûte de l’avant-nef s’écroule. Ce n’est pas bien grave, on refait tout! Ah, ça fait un peu plus roman tout ça!

Pour Viollet-le-Duc, la restauration vise à retrouver la destination originelle de l’édifice, même si cela implique de détruire de l’ancien et de reconstruire: « Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné ». Du coup, que l’architecture de Vézelay ait pu changer au XIIIe siècle n’est pas acceptable, il faut revenir au projet initial. Bien entendu, une telle position ne plait pas trop, notamment à ceux qui soutiennent que les états successifs du monument doivent être conservés.

La cathédrale idéale de Viollet-le-Duc dans son Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle

La consécration? Lorsqu’il est désigné en 1844 pour la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris avec Jean-Baptiste-Antoine Lassus.

Après, les chantiers pleuvent: Carcassonne (où il recouvre les édifices de toitures pointues en ardoise plutôt que de toits plats de tuiles), Saint-Denis (où il efface les travaux de ses prédécesseurs et fait fi des avis officiels), Saint-Sernin de Toulouse (qui a été dérestauré depuis !), les châteaux de Roquetaille, d’Eu, de Pierrefonds…

Je te le disais, Viollet-le-Duc est un restaurateur. Mais il est aussi:

• dessinateur: il illustre tous ses travaux, ses écrits, et c’est superbe.
• archéologue: il fouille le site antique de Champlieu.
• architecte: il construit des églises comme Saint-Gimier de Carcassonne et quelques immeubles.

Eugène Viollet-le-Duc est surtout un théoricien qui publie beaucoup et qui fait couler beaucoup d’encre. Kevin, ne l’entends-tu pas au fil des décennies face à ses détracteurs (pas face à des tracteurs!):

Eugène: – Tiens, si je me lançais dans un dictionnaire d’architecture ? (Et le voilà parti pour dix volumes illustrés entre 1854 et 1868). Et mes Entretiens sur l’architecture (1860) vont expliquer à tous l’histoire universelle de l’architecture et sa progression. Tout est logique et rationnel. L’architecture est liée au climat, aux matériaux… On progresse par à-coups, pour répondre à des problèmes (déluge, effondrement et autres drames) pour aboutir aux cathédrales gothiques, fonctionnelles et économiques. CQFD.

Léonce Reynaud, son contemporain: – Vraiment ? Mon vieux, c’est ce qu’il y a de moins économique au m², tu as vu un peu les hauteurs sous plafonds?

Eugène: – Avoue que c’est quand même la structure qui prime, que diable! Les ogives, ce n’est pas pour faire joli, c’est le squelette des cathédrales. Tu l’enlèves, tout s’effondre.

Pol Abraham, en 1934: – Mon cher Eugène, les ogives c’est justement pour faire joli. Sans voûtes, elle tient toujours ton église! Regarde les cathédrales après les bombardements, en 1918…

Ne ris pas Kevin, malgré ses défauts, Viollet-le-Duc a eu une énorme influence. En architecture, cette idée de rendre la structure visible, n’est-ce pas celle qui préside à l’Art Nouveau ou au fonctionnalisme américain? Certes, son travail de restauration est toujours très polémique. Mais il a pu sauver des monuments dont on se fichait complètement.

Sache que désormais, la Charte de Venise (1964) encadre les méthodes de restauration et signale que la restauration « s’arrête là où commence l’hypothèse » et « les apports valables de toutes les époques à l’édification d’un monument doivent être respectés, l’unité de style n’étant pas un but à atteindre ».

Des recommandations qui n’ont pas encore été intégrées par tout le monde!