[Monuments de Paris] Vous avez dit « île aux vaches » ?
Cette fois je ne suis pas vraiment un monument… mais il faut bien varier les plaisirs!
Je forme cependant une véritable entité.
Si je vous demande où habitent les Ludovisiens, vous allez sans doute ouvrir de grands yeux.
Si je vous dis que je suis l’Île aux Vaches et fais partie intégrante du cœur de Paris, vous allez penser que je rigole.
Si je vous dis que je n’ai même pas une bouche de métro pour que vous puissiez venir me voir, vous allez me trouver ringarde.
Et si je vous dis qu’il me faut cinq ponts pour me désenclaver, là vous vous demandez pour qui je me prends.
Et pourtant…
Et pourtant, je fais partie de la dizaine d’îles et d’îlots que comptait la Seine avant le XVIème siècle.
Ça vous étonne? Eh bien! Faisons le compte!
D’aval en amont :
– 3 îlots au Champ de Mars qui seront regroupés sous le nom d’île Maquerelle au XVIème siècle pour devenir l’île des Cygnes sous Louis XIV et finalement être rattachée au Champ de Mars sous Napoléon (à ne pas confondre avec l’allée des Cygnes, un peu plus au sud-ouest, digue artificielle construite en 1825).
Et de 3.
– 3 îlots devant l’île de la Cité à laquelle ils seront incorporés sous Henri IV, chacun nommément identifié: île aux Juifs, île Bussy (ou des Vaches) et îlot de la Gourdaine.
Et de 6.
– Les grandes îles centrales: île de la Cité, île Notre-Dame subdivisée alors en île Notre-Dame et île aux Vaches (la voilà!!!) par un canal et île Louviers (ex île des Javiaulx) au nord-ouest de l’Arsenal, entre le boulevard Morland et le Quai Henri IV actuels, espace auquel elle sera incorporée en 1842.
Et de 4 autres.
Pour finir sur une note de potache, j’évoquerai l’île Merdeuse (eh oui! si petite et inutile qu’elle ne figure d’ailleurs sur aucun plan) en face du palais Bourbon.
Le compte est bon: 10 + la dernière en prime!
Mais, sur cette dizaine, s’il n’en reste maintenant que deux, je serai l’une d’entre elles, CQFD!
Je me présente
Allez, c’est parti! En voiture spatio-temporelle.
Mes dimensions : 700 mètres dans ma plus grande longueur et 250 m pour ma largeur. Une surface de 11 ha.
Ma population : 2.500 habitants dénommés les « Ludovisiens » ou « Ludoviciens »: voyez! je ne vous ai pas raconté n’importe quoi! Ludovicus est, faut-il le rappeler, le nom latin de nos rois francisé en « Louis ».
Et pourquoi donc ce qualificatif? Eh bien! Parce qu’en 1725 on me rebaptisa « Ile Saint-Louis » en souvenir du roi Louis IX venu à plusieurs reprises me voir, 500 ans auparavant, en particulier avant la huitième croisade. Il y reçut la croix du légat du pape, mais cela ne l’empêchera pas de mourir de la peste à Tunis en 1270. À cette époque, je m’appelais Île Notre Dame, j’étais alors couverte de végétation et n’accueillais encore aucun habitant.
Pour vous fixer les idées, ma voisine, plus célèbre, est deux fois plus grande avec un peu plus de 22 hectares, mais compte moitié moins d’habitants… mais je ne possède ni ses monuments, ni son histoire!
Mon histoire
Alors, l’île aux Vaches, c’est quoi ce nom à la c… en plein Paris? Bon, je vois que c’est le moment de vous conter mon histoire…
Je fus donc d’abord baptisée Île Notre-Dame jusqu’en 1360 où l’on me coupa en deux! Et pourquoi cette barbarie? En fait, il s’agissait de relier les murailles de l’enceinte de Charles V arrêtées de chaque côté de la Seine, ce qui laissait une ouverture béante aux ennemis potentiels. On fit donc un chenal et l’on plaça une chaîne entre les deux rives, chaîne qui me traversa et que l’on tendit chaque nuit pour faire obstacle à tout intrus pouvant arriver par la Seine.
La part du pauvre fut pour ma partie Est, plus petite, et que l’on baptisa de façon fort peu amène: l’Île aux Vaches, parce qu’il y en avait, tandis que sa grande soeur conservait son nom d’origine: voilà ma deuxième affirmation justifiée, non?
Cela étant, nous resterons l’une comme l’autre pratiquement sans habitation pendant 150 ans. Outre l’accueil des vaches, nous servions à faire sécher le linge des lavandières, à recevoir des pécheurs, des baigneurs et des amoureux qui venaient profiter d’une nature encore complice, cachés par les roseaux de mes rives! Henri IV eut pour projet de nous réunifier. La mort l’en empêcha, mais Marie de Médicis reprit cette idée en 1614 et confia cette tâche à Christophe Marie qui, avec ses collaborateurs Poulletier et Le Regrattier, me transformèrent complètement: le chenal fut comblé, je fus entouré de quais hauts pour me protéger des inondations et relié aux deux rives par 2 ponts et à l’île de la Cité par une passerelle en bois et enfin dotée de rues pavées dignes de ce nom. L’entreprise ne fut pas facile et donna lieu à une multitude de procès, notamment avec les chanoines de Notre-Dame, propriétaires du terrain.
À cette occasion, nous reprîmes ensemble notre premier nom d’Île Notre-Dame et devînmes une sorte d’annexe du quartier du Marais, tout proche, avec ses hôtels particuliers.
Unifiée, je fus alors couverte à mon tour de beaux hôtels pour la plupart construits par les frères Le Vaux et édifiés sur les quais, hôtels qui devinrent résidences de hauts fonctionnaires, parlementaires et riches bourgeois. Ma rue intérieure fut plus sobre et réservée au commerce.
C’est donc en 1725 que je pris le nom de Saint-Louis. Bien entendu, pendant la Révolution, je dus changer d’identité pour me voir baptiser Île de la Fraternité.
Plus tard, deux ponts me furent ajoutés à mes deux extrémités: à l’Ouest le Pont Louis-Philippe en 1860 et à l’Est le Pont de Sully en 1877, ce qui nous mène bien, au final, à cinq ponts au total, comme annoncé.
Et maintenant, alors ?
Comment cela se passe-t-il dans cette enceinte que l’on sent de plus en plus spécifique et fermée?
Comme la Place des Vosges, je suis pratiquement restée la même depuis le milieu du XVIIème siècle. Mes rues ont conservé leur largeur initiale de 7,80 m, toutes sauf une (j’y reviendrai). On n’y trouve que peu de magasins et bâtiments officiels. Comme je vous l’ai déjà dit, je n’ai pas de station de métro. Mais une ligne de bus me traverse. Tout de même!
Depuis les années 80 je suis devenue un lieu de résidences secondaires. Avec mes 2.500 Ludovisiens et Ludovisiennes, je forme vraiment un monde à part avec une atmosphère spéciale, presque de ville de province, que vous pourrez ressentir en me parcourant à pied bien sûr. Mais ce ne sont pas les voitures qui m’encombrent trop.
Je vous emmène
C’est le moment de vous emmener faire le tour du propriétaire en nous arrêtant quelques instants sur mes principales curiosités.
Je suis construite en damier avec une artère centrale qui me parcourt d’Ouest en Est, coupée par sept rues perpendiculaires et suis complètement entourée de quais, eux-mêmes garnis d’hôtels particuliers d’esprit classique et me conférant une grande harmonie.
Mes quais nord :
Vous pouvez m’aborder par le Pont Saint-Louis qui me relie à l’île de la Cité, ce qui vous permettra d’admirer le chevet de Notre-Dame au passage. Ce pont date de 1970. Il est le huitième depuis la première passerelle de 1627. Tous ses prédécesseurs ont mal fini, du fait de crues, heurts de péniches et autres avatars.
Contournez-moi alors par la gauche en prenant le quai de Bourbon qui vous mène tout de suite à ma pointe ouest amoureusement enveloppée par les deux bras de la Seine, endroit qui semble avoir attiré bien des poètes et écrivains.
En suivant le quai, vous rencontrerez la rue Le Regrattier, ainsi nommée en l’honneur de l’un de mes architectes-entrepreneurs. Sous la plaque officielle, vous pourrez lire, gravé dans la pierre : « Rue de la femme sans teste » juste à côté d’une statue en pierre décapitée! Mais rien à voir, en fait: la statue est celle de Saint-Nicolas que le premier propriétaire, lui-même un Nicolas, avait fait placer à l’angle de son immeuble. L’inscription est donc fantaisiste…
La rue des Deux-Ponts que l’on croise ensuite fut la première ouverte sur l’île. Avec ses 16 mètres, elle est plus large que ses consœurs, ayant été agrandie en 1912 pour correspondre à la largeur du Pont de la Tournelle qu’elle rejoint, alors en reconstruction. Cela explique l’aspect déséquilibré des deux côtés de la rue, le côté impair ayant été démoli, puis rebâti en immeubles plus modernes.
Le quai d’Anjou qui commence alors, offre une succession d’hôtels bâtis pour la plupart par Le Vau. À l’angle de la rue Poulletier (mon autre architecte-entrepreneur), l’hôtel Meliand remarquable par ses hautes fenêtres et ses mansardes est devenu école maternelle. Le quai d’Anjou se termine sur la façade de l’hôtel Lambert, façade qui englobe l’hôtel Le Vau que celui-ci construisit simultanément pour lui-même.
L’hôtel Lambert, justement… Marquons un petit arrêt autour de lui. Son entrée imposante se trouve au tout début de la rue Saint-Louis-en-l’Île que nous allons maintenant emprunter.
Il fut bâti dans les années 1640 pour Jean-Baptiste Lambert, un financier qui avait fait fortune dans l’immobilier, conçu par Le Vau et décoré par les peintres Le Brun et Le Sueur.
Après avoir changé de mains de multiples fois au cours des siècles, il a été au XIXème siècle la propriété d’une famille princière polonaise et devint entre 1830 et la fin du XIXème siècle un foyer politique, culturel et social polonais où se retrouvaient notamment musiciens (Chopin), peintres et écrivains.
La famille Rotschild a acquis l’hôtel en 1975, mais l’a revendu au prince du Qatar en 2007. Malheureusement, un important incendie a considérablement endommagé l’hôtel et ses peintures en juillet 2013… D’où la réfection toujours en cours.
Ma rue centrale :
Nous voici donc dans l’artère principale qui me parcourt d’est en ouest, presque de bout en bout.
A l’angle de la rue Poulletier que nous retrouvons, se dresse l’église Saint-Louis-en-L’Île qui demande absolument une visite. Faute de place, elle n’a pas de parvis et passe presque inaperçue aux yeux du promeneur. C’est son horloge en forme d’enseigne accrochée au clocher ajouré qui attire l’attention du passant. Inhabituel pour une église!
Commencée en 1656 sous la direction de François Le Vau (le frère de Louis, l’architecte de Versailles), elle ne fut achevée qu’en 1726. De style baroque, elle est d’une très grande richesse décorative à base de dorures et de stucs dessinés par J.B. de Champaigne au milieu du XVIIème siècle. Dépouillée à la Révolution, elle fut rachetée et embellie par la Ville de Paris après 1817 par des dorures, peintures, sculptures et vitraux. De nouvelles œuvres d’art lui furent adjointes dans les années 1880 par son curé, Napoléon Bossuet, arrière petit neveu de l’évêque de Meaux.
Pour la petite histoire (mais pour bien des touristes, c’est souvent la plus grande!), au 29/31 de la rue se trouve le fameux glacier Berthillon réputé pour fabriquer les meilleures glaces de Paris…
Au n° 51 se trouve l’hôtel de Chenizot avec en façade un décor sculpté Louis XV qui est une de mes curiosités: un balcon soutenu par des dragons avec une fenêtre centrale à large fronton décoré de vases, au-dessus d’une porte agrémentée d’une tête de faune. L’hôtel lui-même a beaucoup souffert au cours du XIXème siècle et a connu de multiples utilisations y compris des logements qui pouvaient se révéler de véritables taudis. Cela étant, un coup d’œil dans ses cours intérieures vaut vraiment un petit crochet.
De temps à autre, un saut dans les rues transversales permet de découvrir des traces authentiques du passé: grosses portes à clous, fenêtres à grille, passages voûtés…
Parvenus à la rue du Bellay, tournons à gauche là où nous retrouvons notre point de départ. Mais notre visite se poursuit par les quais d’Orléans et de Béthune!
Mes quais sud :
Ces deux quais sont orientés plein sud. De ce fait, leurs hôtels ont été construits pour s’ouvrir non plus sur des jardins intérieurs, mais sur le fleuve. C’est ainsi que le quai de Béthune sera dénommé le quai aux balcons.
En bout du quai d’Orléans, juste avant la rue des Deux Ponts, se trouve le « Grand Hôtel » qui abrite depuis 1838 la Société historique et littéraire polonaise.
Le Quai de Béthune fut habité par des familles fortunées qui entretinrent leurs hôtels. A voir particulièrement les deux hôtels joints au n°18 avec le portail Louis XVI, le vestibule et le grand escalier descendant jusqu’au sous-sol où une « porte d’eau » permettait de rejoindre la berge et les barques par un souterrain.
Fin de la promenade
Nous arrivons maintenant au bout de notre promenade en rejoignant le Boulevard Henri IV et le Pont de Sully à la pointe orientale de l’île plantée d’un jardin: le square Barye.
Juste avant, sur notre gauche, la rue de Bretonvilliers nous laisse voir la façade d’un pavillon d’un hôtel éponyme qui fut le plus grand des hôtels de l’île. Construit en 1642, ses galeries et salons avaient été décorés par de grands peintres français tels que Mignard, Poussin, Bourdon. Il fut malheureusement détruit lors de la percée du boulevard, puis pour la construction du pont. Il n’en reste plus que ce pavillon.
En terminant, je vous rappellerai que bien des personnages célèbres ont séjourné ou habité chez moi. Je citerai entre autres et par ordre alphabétique:
Daniel Auteuil (comédien)
Charles Baudelaire (écrivain et poète)
Léon Blum (homme politique des années 1936)
Francis Carco (écrivain, poète et journaliste)
Philippe de Champaigne (peintre)
Camille Claudel (sculptrice)
Marie Curie (scientifique)
Honoré Daumier (caricaturiste et sculpteur)
Roland Dumas (avocat, homme politique, ancien Ministre)
Georges Moustaki (poète et chanteur)
Georges Pompidou et son épouse (Président de la République entre 1969 et 74)
Selon sa préférence, chacun de vous repartira maintenant, soit vers le Marais, soit vers le Quartier Latin. J’espère que cette visite vous aura plu et qu’elle vous incitera à ne pas uniquement faire la queue chez le glacier la prochaine fois que vous viendrez me voir!
En tout cas désormais, lorsque vous verrez:
une vache ludovisienne
regarder couler la Seine
sous ses 5 ponts
sans métro…
vous saurez de qui il s’agit !
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Djinnzz
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C’est fouille, c’est bien écrit, c’est interessant… J’adore !
Je viens de découvrir votre site par hasard sur Facebook. J’adore le style et le contenu !
Donc si je comprends bien il y a deux auteurs ? Et c’est tout ?
Vous êtes des professionnels ?
Le site est rafraîchissant et on apprend plein de trucs sans s’en rendre compte. Franchement, c’est la première fois que je vois ce genre de site et je suis vraiment emballée !!
bienvenue dans la famille Sophie 🙂
Les tauliers sont sympas, même si Djinnzz commence à prendre la grosse tête lol
Si je compte bien, c’est le huitième « monument » de Paris que vous traitez.
Bon, celui-ci n’est pas vraiment un monument à proprement parler, plutôt une « entité » à part entière au coeur de Paris, mais l’esprit y est.
Je redécouvre ma ville natale à chaque nouvelle lecture… merci 🙂