Les chansons de Bilitis, ou l’histoire du plus grand canular littéraire de tous les temps
Les écrivains sont parfois de sacrés farceurs: les canulars sont nombreux dans le monde de la culture et de l’édition. Mais l’un d’entre eux se distingua en mettant sur pied le canular ultime qui berna le monde entier…
Pierre Louÿs (1870 – 1925) est un auteur célèbre pour ses œuvres conservées dans l’Enfer de la Bibliothèque Nationale de France. Cet Enfer n’est pas une simple tournure rhétorique, il existe vraiment! En fait, c’est le nom que l’on donne dans une bibliothèque à la section réservée aux livres licencieux, « contraires aux bonnes mœurs ». Tout un programme…
Pierre Louÿs, donc, était avant tout un passionné de livres (sa bibliothèque personnelle était extraordinaire, à ce que l’on dit) et féru d’antiquité.
En 1894, ses Chansons de Bilitis paraissent: c’est un merveilleux recueil de poèmes en prose dans le plus pur style louÿsien où l’amour sensuel et la grâce antique se mêlent merveilleusement. Bilitis, nous apprend l’auteur dans la préface du livre, était une poétesse du VIe siècle qui naquit dans un petit village de montagne au sud de la Turquie actuelle. Elle voyagea beaucoup et, au cours de ses voyages, aima beaucoup… L’auteur se présente comme un simple traducteur, s’appuyant sur les découvertes d’un certain M. G. Heim.
Pierre Louÿs avait une bonne réputation dans le milieu littéraire. Il avait déjà traduit les poésies de Méléagre en 1893, ainsi que divers autres ouvrages. Il n’eut ainsi aucun mal à faire passer ce nouvel ouvrage pour une traduction et son entourloupe lui permit de rire durant quelques années… En effet, Les Chansons de Bilitis n’étaient ni plus ni moins qu’une de ses créations: tout était de lui! Du texte au paratexte, de la préface à la dernière ligne, tout, tout, absolument tout était pure invention.
Les germanistes comme les archéologues en herbe n’auront pas manqué de remarquer que le « mystérieux » (Heim en allemand) archéologue sur qui Pierre Louÿs avait fondé sa supercherie n’a jamais existé. Pourtant, tout le monde, y compris les plus grands savants de l’époque, se laissèrent prendre. Quand on s’auto-proclame spécialiste du monde grec, comment admettre qu’on ne connaît pas Bilitis? Impossible! Ainsi, ce grand professeur d’archéologie de Lille, Gustave Fougère, n’hésita pas à assurer qu’il connaissait Bilitis bien avant la parution de l’ouvrage et que, grâce à cette traduction, elle lui était devenue intime.
Et de ce petit mensonge naquirent d’autres mensonges très distrayants…
Certains « spécialistes » reprochèrent même à Louÿs quelques erreurs de traduction! De nouvelles traductions virent donc le jour, s’appuyant pourtant sur un texte original qui n’existait pas…
Pierre Louÿs attendra longtemps avant de révéler la supercherie. Tout cela l’amusait tellement! Quelques années plus tard, il publia finalement « Bilitis a-t-elle existé? », un texte en 17 feuillets dans lequel il fait la lumière sur son canular. Cela n’empêcha pas la poétesse chimérique de continuer à faire des victimes… En 1914, on la retrouve dans un ouvrage scientifique de Paul Masqueray, Professeur à l’université de Lettres de Bordeaux… Outch.
Il est difficile de ne pas rire encore aujourd’hui du manque de rigueur et du ridicule de certaines figures emblématiques de la pensée française de l’époque. La question de la validité des paroles et des publications est peut-être (sûrement) encore d’actualité. Pour s’en rendre compte, il suffit de se replonger dans la passionnante histoire de Diederik Stapel qui berna, pour des raisons bien moins plaisantes, le monde de la recherche en psychologie sociale pendant dix ans grâce à sa réputation…
Note: Ce billet est adapté d’un article paru pour l’#ETC Mag n°1 en mai 2013, écrit par Mélie Mini-Mélo.
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Djinnzz
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Excellent !
Très plaisant à lire et amusante ,cette supercherie !Merci !
C’est drolement rafraichissant comme histoire… en general on voit des gens qui pompent, la pour le coup c’etait le contraire! 🙂
Je trouve sa traduction des pièces de Bilitis (1893) bien supérieure à celle des pièces de Meléagre (1994). En une seule année, quel progrès! A moins qu’il faille attribuer cet écart à une préférence du traducteur pour celles de la poétesse pamphylienne…
Blague à part: très bonne présentation du sujet.
Je découvre bien tard cet article. La technique serait-elle aussi celle des Mille et une Nuit?