[Récit] La légende de Beowulf
Prélude au prélude
La légende de Beowulf nous vient du fond des âges, d’une époque faite de magie et de mystères… C’est une des plus vieilles poésies de la littérature anglo-saxonne, remontant aux environs du VIIe siècle après Jésus-Christ.
C’est la tradition orale qui façonna la légende et, si le poème nous est parvenu, c’est grâce à l’unique exemplaire d’un manuscrit du Xe siècle, soigneusement conservé par ses propriétaires successifs. Au fil des siècles, on perdit néanmoins sa trace, avant de le retrouver dans le catalogue de Sir Robert Bruce Cotton (1571 – 1631), un homme politique anglais passionné de vieux manuscrits, heureux possesseur d’une immense bibliothèque (une bibliothèque dite « cottonienne »). Hélas, le pauvre Cotton dut se retourner dans sa tombe quand, un siècle après sa mort, environ le quart de ses ouvrages, d’une valeur inestimable, partirent en fumée lors d’un incendie… Parmi eux, hélas, le manuscrit de notre brave Beowulf… Beaucoup de feuillets furent abîmés, mais on parvint tout de même à sauver la majeure partie du document.
C’est cette histoire que je vous présente aujourd’hui. Trêve de blabla… et bonne lecture!
Prélude
C’est au prix de lourds efforts que Guilhem parvint à s’asseoir par terre. Il replia douloureusement ses jambes sous son bassin pour adopter une position qui lui soulageait le dos. Il ferma les yeux et s’accorda quelques instants de concentration.
Ah, Élias ! Plus de vingt ans, déjà, que le drame avait eu lieu, et pas un jour ne s’écoulait sans que Guilhem ne se reprochât la mort de son petit garçon.
Il venait tout juste de fêter son dixième anniversaire. Affaibli par une toux incessante, fiévreux, il avait sombré dans un sommeil tourmenté durant lequel tout son organisme luttait contre la maladie. Toute la nuit, Guilhem avait veillé au chevet de son fils, priant le Seigneur pour qu’il lui laissât la vie sauve.
Mais rien n’y avait fait.
Au petit matin, le corps sans vie d’Élias gisait dans son lit. Guilhem avait déposé un dernier baiser sur ses joues livides et froides. La vie de saltimbanque avait eu raison de lui. Marcher de ville en ville, sous la pluie, la neige et le vent, n’était pas une vie possible pour un garçon aussi chétif.
Arriver dans une ville. S’asseoir au milieu du marché. Captiver l’attention et raconter ses plus belles histoires dans l’espoir de récolter un peu d’argent… il n’avait pas d’autre vie à offrir à son enfant que celle qu’il avait toujours lui-même menée.
Une larme coula sur le visage du vieillard.
– Vous allez nous raconter une histoire ?
Guilhem sursauta, surpris par la présence d’un petit garçon qui se tenait à quelques pas de lui. Il avait le visage émacié et les vêtements en loques, mais une impression de calme et de sérénité se dégageait de lui.
– Oui, petit, c’est ce je fais depuis toujours. Tu aimes les histoires ?
Le gamin hocha la tête. Sans cesser d’observer attentivement l’étrange vieillard, il s’assit par terre à quelques mètres de lui et attendit.
Le vieil homme lui sourit tendrement, tandis que l’enfant continuait à l’observer, les yeux écarquillés. « Comme il ressemble à mon petit Élias », ne put s’empêcher de penser Guilhem tout en s’emparant de la petite cloche placée à ses pieds. Il la sonna de façon énergique pendant plusieurs secondes. Autour de lui, les gens s’arrêtèrent de marcher et, d’un air étonné, tout le monde se retourna.
Il était maintenant temps d’entrer en scène.
Chapitre I : le combat sans merci entre Beowulf et Grendel
– Braves gens, faites silence, faites silence! Voilà des années, voilà des siècles que je raconte! Et j’ai beaucoup raconté. Des histoires, j’en connais cent, j’en connais mille!
Comme hypnotisés par la voix claire et inspirée du vieux conteur, les gens commencèrent à s’approcher. Toujours assis par terre, l’enfant se rapprocha lui aussi pour ne pas manquer une miette du spectacle qui allait suivre.
– Mon histoire commence. Braves gens, serez-vous assez courageux pour l’écouter?
Guilhem marqua une pause pour ménager son effet. Lentement, il dévisagea un à un la trentaine de personnes autour de lui. Des paysans, pour la plupart, habitués à une vie de labeur et de souffrances. Tous détournaient la tête pour ne pas avoir à croiser son regard perçant. Guilhem avait l’habitude de cette réaction, et s’en amusait même. On se méfiait des conteurs. N’étaient-ils pas en contact direct avec les éléments ? N’étaient-ce pas les vents eux-mêmes qui soufflaient leurs histoires séculaires au creux de leurs oreilles? Des gens dotés de tels pouvoirs, il valait mieux se contenter de les écouter avec respect et ne pas s’y frotter. Et détourner le regard quand ils vous dévisageaient.
Seul le petit garçon soutint le regard du vieux conteur. Guilhem lui sourit une nouvelle fois avant de poursuivre.
– L’histoire que je m’en vais vous conter s’est passée il y a un millénaire, peut-être deux, dans une contrée lointaine nommée Danemark. Là régnait un roi qui s’appelait Hrotgar. Hrotgar était aimé de son peuple et, pour montrer sa reconnaissance, il offrit à son peuple un immense palais capable d’accueillir des milliers de convives. La construction fut complexe, le travail titanesque. Mais toutes les tribus des alentours voulurent participer aux travaux et le somptueux palais sortit rapidement de terre.
Dans ce palais qu’il baptisa Heort, le roi aimait danser et chanter et rire et manger en compagnie de sa femme, de ses guerriers et de tout son peuple. Les gens étaient heureux.
Mais, tapie dans l’ombre d’une profonde grotte, une créature malfaisante fut réveillée par toute cette agitation. Depuis les ténèbres, la créature entendait chaque jour les bruits de joie qui s’élevaient de la salle, et cela la mettait dans une rage folle. Jour après jour, sa haine grandissait.
Cet esprit infernal portait le nom de Grendel, et Grendel fut bientôt résolu à semer la terreur dans le royaume de Hrotgar.
Guilhem constata avec délectation que la foule l’écoutait sans un bruit, pendue à ses lèvres. Il esquissa un petit sourire de contentement et poursuivit son récit.
Les hommes ne pouvaient rien contre Grendel. Il était trop grand, trop puissant, trop malfaisant pour que quiconque puisse espérer le vaincre. Régulièrement, Grendel arrivait sans crier gare, tuait hommes, femmes et enfants à portée de ses griffes et, dans un souffle, repartait se terrer dans sa grotte. Hrotgar était bien incapable d’assurer la protection de son peuple face à cette menace permanente. Alors, la mort dans l’âme, il prit la décision d’abandonner le palais et demanda à son peuple de partir en exil. « Ce n’est pas de la couardise, mais au contraire une grande sagesse, que de fuir un mal qu’on ne peut combattre », lui glissèrent à l’oreille ses conseillers. Ces paroles réchauffèrent un peu le cœur du roi.
Des semaines, puis des mois passèrent. La région de Heort était maintenant déserte. Même les voyageurs, conscients du danger, faisaient un grand détour pour éviter de passer à proximité de l’endroit où le monstre Grendel régnait en maître.
Régulièrement, des hommes qui se disaient téméraires affirmaient qu’ils partiraient bientôt pour terrasser la Bête. Mais, jusqu’à présent, personne n’avait encore osé mettre ces paroles à exécution.
Un guerrier en quête gloire et d’aventure allait bientôt changer cela… Malgré son jeune âge, il avait déjà fait preuve d’un courage exemplaire au combat, et tous ses compagnons louaient sa force et sa grandeur d’esprit. Ce guerrier s’appelait Beowulf, et il prit la décision d’aller combattre Grendel pour délivrer l’ancien royaume de Hrotgar.
Était-ce là une preuve de courage du jeune homme, ou au contraire une preuve flagrante de sa vanité débordante? Ce n’est pas à moi d’en juger, braves gens. Mais les terribles événements qui vont suivre me forcent à témoigner de tout mon respect envers Beowulf.
Au terme d’un voyage de quelques jours, lui et ses compagnons arrivèrent à Heort. Ils furent surpris de trouver un palais entièrement vide, sans la moindre trace d’une quelconque créature. Ils s’installèrent dans la plus grande salle du château, celle où autrefois furent données des fêtes grandioses, et envisagèrent d’y passer la nuit. Le guerrier Warglof fut charger de prendre le premier tour de garde.
Au beau milieu de la nuit, Warglof vit bouger une ombre dans le recoin le plus sombre de la pièce. Ne voulant pas réveiller ses compagnons pour une fausse alerte, il se leva, l’arme au poing et attentif au moindre bruit. Mais il n’eut même pas le temps de crier quand le monstre s’abattit sur lui… Dans un déferlement de violence inouïe, le guerrier fut broyé, déchiqueté. En quelques secondes, il ne restait déjà plus rien de lui.
Un murmure d’effroi s’éleva du public. Guilhem leva la main en signe d’apaisement: aussitôt, tout le monde se tut. Le vieux conteur marqua un silence de quelques secondes avant de continuer:
Le vacarme de l’attaque réveilla les hommes de Beowulf. Tous se ruèrent sur Grendel, l’épée à la main. Mais le monstre semblait protégé par une magie puissante: les coups d’épées rebondissaient sur sa chair, alors qu’un seul de ses mouvements suffisaient à briser les os même du plus puissant guerrier. Le combat, par trop inégal, semblait perdu d’avance.
Alors Beowulf jeta son arme à terre et sauta sur le monstre. La violence de la lutte fut telle que le château tout entier semblait pris de convulsion. Les murs tremblaient, le plafond de la grande salle menaçait de s’écrouler, une immense fissure lézarda même le sol. Mais Beowulf ne lâchait rien… Au bout de plusieurs minutes de lutte acharnée, il parvint enfin à se saisir et à bloquer le bras de Grendel. Il poussa un cri terrible et, usant de toutes ses forces, arracha le bras de la créature maléfique.
Celui qui avait fait tant de mal à la race humaine, celui qui haïssait le bien et les hommes, vit alors que la vie lui échappait. Hurlant de douleur, Grendel s’enfuit et se réfugia dans sa tanière, où il mourut quelques heures plus tard.
La tension dans le public était retombée. On entendit même quelques applaudissements pour louer le courage du héros… Le conteur reprit la parole.
– Ne vous réjouissez pas trop vite, braves gens. Ils l’ignorent encore, mais un danger plus grand encore plane au-dessus de la tête de nos héros.
On sentit les gens se raidir. Quelques uns, même, ne purent s’empêcher de regarder le ciel, guettant ce danger qu’on venait de leur annoncer.
Chapitre II : la vengeance de la mère de Grendel
Beowulf et ses hommes firent la fête toute la journée. Mais, la nuit suivante, la mère du monstre fit son apparition. Elle est pus grande, plus forte, plus maléfique encore que Grendel. Mais, surtout, elle est imprévisible car désespérée par la mort de son fils.
Guilhem marqua de nouveau un temps d’arrêt. Cette fois, ce n’était pas pour ménager le suspense, mais pour contenir sa propre émotion. Oh, qu’il pouvait la comprendre, l’émotion de la mère de Grendel! Son petit Élias… Il regarda le petit garçon assis par terre qui le fixait de ses yeux innocents, et la douleur fut plus grande encore. Le conteur réprima un sanglot puis reprit, la voix légèrement chevrotante.
Beowulf comprit qu’il n’arriverait jamais à vaincre le monstre sur la terre ferme. Alors, encore équipé de sa lourde armure, il plongea dans le lac où la mère de Grendel le suivit. Le combat était par trop inégal… Bientôt, le valeureux guerrier eut besoin de reprendre sa respiration, mais son adversaire le retint au fond de l’eau. Alors qu’il pensait vivre ses derniers instants, le regard de Beowulf fut attiré par une lumière au fond du lac. Au prix d’un ultime effort, il nagea jusque là et découvrit l’entrée d’une grotte. Il venait de découvrir la tanière de Grendel et de sa mère.
Le sol était parsemé de cadavres, en état de décomposition plus ou moins avancé. Alors qu’il était coutumier de la mort et de l’horreur des champs de bataille, Beowulf ne put réprimer un haut-le-cœur. Mais il dut reprendre rapidement ses esprits, car déjà son ennemie était sur ses talons. Le combat allait se conclure dans cette grotte exiguë.
Il repéra à terre, une ancienne arme forgée par la race des Géants. C’était une épée si lourde qu’aucun homme sur terre ne pouvait la porter. Mais Beowulf n’était pas un homme ordinaire… Il se saisit de l’arme et, poussant un cri plein de rage et de colère, fendit le crâne de son ennemie.
Cette fois, Beowulf venait définitivement de délivrer la région de Heort de sa terrible malédiction. Le roi Hrotgar et son peuple purent reprendre possession de leurs terres.
Épilogue
Par cet exploit, Beowulf acquit une immense renommée dans tout le Danemark. Au cours de sa vie, il accumula les richesses et succéda ensuite à son père sur le trône de la région de Scanie.
Sur la fin de sa vie, il dut encore affronter de multiples dangers, dont un terrible dragon qui menaçait son royaume. Mais ceci, braves gens, est une autre histoire, que je m’en viendrai vous conter un autre jour, si ma vieille carcasse me permet de tenir jusque là…
Les gens autour de Guilhem mirent plusieurs secondes avant de réaliser que l’histoire était finie. Beaucoup partirent rapidement et sans un bruit, de peur que le conteur ne leur demande un peu d’argent. D’autres, plus généreux, sortirent un sou ou deux de leur bourse et les posèrent aux pieds du vieil homme.
Toute cette agitation n’intéressait guère Guilhem, seulement préoccupé par le petit garçon. Il vit une jeune femme s’approcher de lui et le prendre par la main. Ses gestes étaient affectueux, son visage doux. Le vieil homme fut rassuré de le savoir entre de bonnes mains. Tout en s’éloignant, le garçon jeta un dernier regard vers lui. Il lui sourit une dernière fois. « Au revoir, Élias… » murmura-t-il.
Et une larme coula sur sa joue.
Sources
Texte intégral de la légende de Beowulf, traduction de Léon Botkine (1877): https://fr.wikisource.org/wiki/Beowulf/Botkine/Traduction
Illustrations: ndhill, chevsy, LuciaConstantin
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Djinnzz
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Je kiffe, putain.
T’es doué pour raconter les histoires, mec.
Un très très très long article mais qui se lit avec facilité.
Merci pour cette, non, ces ! histoire(s) que je ne connaissais pas.
C’était très sympa à lire !
Pour moi, Beowulf, c’était juste un film d’action un peu pourri sorti au ciné il y a quelques années… je ne savais pas que c’était une légende médiévale !